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Une lettre du Vietnam, 1968


« Chère maman,

 

La maison me manque. Cela fait maintenant plus d’un an que je suis parti, et j’ai l’impression que ça fait une éternité, que je ne sais même plus à quoi ressemblent un lit, des draps propres, une rue bétonnée et des voitures de ville. Même tes pancakes, je les ai oubliés. Tout ce que je mange ici a un goût de terre et de fer. Je n’en peux plus des conserves. J’ai droit tous les jours à une conserve, des biscuits, un paquet de cigarettes, des allumettes, du chewing-gum, du papier toilette et un paquet de boisson en poudre. Ce n’est pas la joie. Heureusement qu’il y a les fruits du pays. J’ai toujours la photo de vous dans mes bagages. Cette photo du mariage de l’oncle Greg, quand la petite Mary, ma chère petite sœur, marchait à peine, et toi avec ton grand chapeau, et le grand-père dans son costume gris. Comment va notre petite Mary ? J’espère qu’elle se porte bien. Dis-lui que je vais bientôt rentrer à la maison. Est-ce qu’elle est toujours aussi friande du chocolat Reese’s and Hershey’s avant de dormir ? Ma petite Mary, elle a ce sourire qui porte toute l’innocence du monde. Comment peut-on imaginer cette fichue guerre quand il existe des fillettes aussi adorables ?

 

Il y a une chose au Vietnam qui ne manque pas, c’est la pluie. La pluie n’a pas cessé depuis plus de trois semaines. Mes chaussettes sont toujours mouillées. Quand je les enlève, j’ai des fibres collées aux talons que je n’arrive pas enlever. Pour survivre au Vietnam, il faut prendre soin de ses pieds, c’est ce que nous dit le sergent Bankowki. Et toujours avoir des munitions. On ne sait jamais quand on sera attaqués. Les Vietcongs sont planqués n’importe où, dans des trous recouverts de branches de palmiers. Ces salauds surgissent de leur planque de rat avec leur mitraillette, et ils tirent sur tout ce qui bouge. Ce sont des perfides, mum. Ils plantent des pointes de bambous sur les chemins pour qu’on se blesse les pieds. D’ailleurs, ça m’est arrivé la semaine dernière. La pointe était tellement pointue et aiguisée qu’elle a traversé la semelle de ma botte et a totalement traversé mon pied. J’ai un mal de chien. J’ai désinfecté ma plaie avec de l’alcool et bandé mon pied avec une chemise, mais la douleur remonte dans toute ma jambe dès que je marche. Et on marche sans arrêt. Des heures sous la pluie. Et comme ma botte est trouée, elle prend l’eau et mon pied baigne dans la boue. Et ma plaie s’infecte. Enfin, je te passe les détails répugnants. Mais c’est une horreur. Je ne vais pas trop me plaindre, j’aurais pu marcher sur une mine. C’est ce qui est arrivé hier à mon compagnon Billy. Les gars et moi, on est bien tristes. Billy, c’était un mec en or, courageux et avec le cœur sur la main. Quand je pense à sa famille dont il nous parlait tant, ça me fiche le cafard. Il avait une mère aimante et une petite sœur, comme moi, et puis une fiancée avec laquelle il devait se marier dès son retour. Il nous montrait des photos d’elle tous les soirs. Et elle lui envoyait souvent des lettres, des lettres d’amour magnifiques. Ça nous réchauffait le cœur quand il nous les lisait. C’était un sacré chanceux, Billy, avant de marcher sur une mine. Ce soir, on va lui rendre hommage après le poker.

 

Le sergent Bankowki est un dur, mais il est très croyant. Pour les funérailles de Billy, il nous a fait fabriquer une grande croix en bambou et un feu autour desquels on s’est recueillis en silence. Puis il a fait un discours très émouvant et pieux. Il parle bien, il a surtout trouvé les bons mots. On avait les larmes aux yeux, les gars et moi. Joe a chanté une chanson d’église, il faisait partie d’un chœur de gospel au Connecticut. Je crois que Billy l’a entendue d’où il est. J’irai voir sa famille à mon retour, j’étais son compagnon le plus proche, et on m’a donné cette mission. Je suis le dépositaire de toutes ses lettres et des photos de sa fiancée. C’est un grand honneur pour moi. J’ai hâte de rentrer dans mon pays. J’ai vu des choses atroces dans cette guerre. J’ai vu des cadavres dans le caniveau sur des kilomètres, des corps déchiquetés, explosés, brûlés, mitraillés. Et puis un soir, le sergent Bankowki nous a demandé d’enflammer les huttes du village voisin pour se venger des Vietcongs qui avaient tué deux de nos hommes dans la journée. Alors on a balancé de l’essence partout. Les villageois dormaient. Et puis on a jeté nos Zippo. De grandes flammes sont montées en quelques minutes, et tout a cramé. Mum, il y avait des femmes et des enfants dans ce village. Quand je pense à eux, je n’arrive plus à dormir. Heureusement, je pense au sourire de Mary et à tes pancakes, et ça me donne la force de tenir le coup.

 

Je t’aime

Ton fils

Jimmy »

 

Alan Alfredo Geday

 

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