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Le maestro, 1928

  • alanageday
  • 3 juin
  • 4 min de lecture

Getty Images
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Le maestro, c’est moi ! Je suis un maestro, et je suis un orphelin. Mon prénom, vous ne le connaitrez pas ! Jamais ! C’est un secret ! Vous pouvez m’appeler « maestro » ! Tous les membres de ma chorale ont été abandonnés. Sans père, ni mère, nous sommes tous orphelins par ici. Nous avons tous été jetés pour des raisons inconnues à la porte de l’orphelinat de Leytonstone au Royaume-Uni. Peu importe ! Ce n’est pas bien grave ! Il n’y a rien de dramatique à tout ça ! Et la vie continue… La purée de patates le midi est bien dégueulasse. J’ai horreur de les éplucher sous l’œil de la sœur Regina. La peau fine me colle aux doigts, et s’incruste sous mes ongles. La soupe au chou du soir est infecte. Je n’en peux plus de cette soupe fade et triste à en crever. En plus, elle me retourne l’estomac. Elle gargouille dans mes intestins, et me fait sentir le bouc. Les choux me sortent par les yeux ! Heureusement qu’au petit matin, le lait apporté à l’orphelinat est frais. Et gras, jaune, épais. Il sent si bon, ça donnerait envie de devenir un veau.

 

J’insiste toujours pour que l’on s’exerce en début de matinée. Comme à notre habitude, je monte sur l’estrade armé de ma baguette, et je commande mon orchestre. Tel un maestro ! Pour expliquer ce qu’est un maestro, je dois avant tout vous introduire à ma chorale. D’abord, il y a James. C’est mon favori, c’est mon ténor ! Son intonation est grave. C’est pourquoi je le mets en première position. James est le plus assidu au chant et à la pratique. Il sifflote toute la nuit dans le dortoir et empêche tout le monde de dormir. C’est un amoureux du chant, et il déteste la soupe au chou. Puis il y a Jennifer. Elle n’avait pas de prénom à sa naissance. Ce sont les sœurs religieuses de l’orphelinat qui lui ont attribué ce prénom. La mère de l’orphelinat avait trouvé un mot accroché au berceau à la porte de l’établissement disant : « Appelez-la Jennifer pour l’amour de Dieu ! » Celle-là, elle est dotée d’une grande habileté pour prononcer de sa voie aigue le « do ré mi fa sol ». Elle est parfaite en deuxième position. Avant d’être Jennifer, elle est et restera ma soprano. Elle n’aime pas les pommes de terre. Son jour préféré, c’est Noël, la naissance de Jésus. Son dessert préféré, le pudding. La mie de pain, la farine, les œufs, la moelle de bœuf et les raisins de Corinthe, souvent parfumé avec de l'eau-de-vie, j’en raffole. Mais le jour de Noël n’est pas encore arrivé. Il faut s’exercer ! Je pointe ma baguette, plutôt mon bâton, vers Jennifer. Elle s’exécute en m’esquissant un sourire.  « Fa sol » quand les autres récitent le « do ré mi ». Un maestro, ça se respecte, ça dirige une chorale. Je suis avant tout un maître artistique. Je suis compétent et talentueux. Enfin les trois autres s’occupent de la basse et de l’alto. Je n’ai aucun problème à vous les présenter. Malheureusement je n’ai pas obtenu l’autorisation de vous révéler leur prénom. Ainsi va mon chœur. Moi, le maestro, James le ténor, Jennifer la soprano, et les autres. Ainsi va la vie ces derniers temps !

 

La vie n’est pas sans peines et complaintes à l’orphelinat. Avant de dormir dans le dortoir, moi, le maestro, j’entraîne ma chorale. Chacun recouvert d’un drap dans le lit, je pointe ma baguette. James est mon ténor. Jennifer ma soprano. Et les trois autres, qui ont de l’ambition, veulent s’améliorer. La voix est avant tout un exercice et elle demande beaucoup de pratique. On répète, on essaye, et on évite d’avoir une angine dans ces hivers rigoureux. Et ce soir, c’est Jennifer qui m’impressionne avec son « fa si ». Elle doit avoir plusieurs octaves dans la voix pour en arriver à ce stade. Je suis très fier d’elle, moi, le maestro. Plus que quelques minutes et la sœur Regina viendra éteindre les lumières du dortoir. Le temps est compté à l’orphelinat. Demain sera une autre journée. La voilà qui approche. Sœur Regina hurle dans le couloir : « Il est temps de dormir ! Il faut dormir ! » quand enfin les feux du dortoir s’éteignent.

 

Je ferme les yeux et je réfléchis. Je reste pensif dans ce drap humide de l’hiver. Je n’ai pas de père et je n’assisterai jamais à sa mort. Je n’ai pas de mère et je ne la verrai jamais rendre le souffle. Je n’ai personne à aimer à part les membres de ma chorale. Ce sont mes amis ! Nous sommes tous orphelins, et nous nous soutenons au jour le jour dans toutes nos activités. L’apprentissage des lettres, la lecture, l’écriture entre les lignes, les mathématiques, l’épluchures des pommes de terre, le travail du bois, le collage et bien d’autres. C’est l’État qui est responsable de moi ! Un jour, je trouverai un homme riche qui m’emploiera dans son usine. Je peux faire beaucoup de choses. J’ai appris beaucoup de choses, ici, à Leytonstone. Sinon , je serai au service d’une famille londonienne pour nettoyer leur cheminée et laver la vaisselle. Je l’espère ! Le jour viendra où je serai réinséré dans une institution pour des fins financières. Et des hommes riches, il y en beaucoup en Grande Bretagne. Des hommes prêts à vous payer pour cirer leurs chaussures et porter leurs bagages. Je serai plus qu’un maestro, j’aurai du mérite ! Tout à coup je sors de mes rêveries quand j’entends un sifflotement.

 

C’est encore ce James qui nous empêche, nous orphelin, de dormir ! « Dor ré mi ! » murmure-t-il.

 

Alan Alfredo Geday

 
 
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