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Une lettre de Marseille, 1952


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« Maman,

 

Comme tu vois, je ne t’ai pas oubliée. Quatre mois déjà que je suis à Marseille. Le temps est passé vite, j’ai eu tant à faire, j’ai eu tant à apprendre et à découvrir. Marseille est grande. Elle m’a étourdi d’abord, puis elle m’a enchanté. Je m’y sens libre. L’anonymat a quelque chose d’exaltant. Livourne est un bourg comparé à Marseille. Je crois qu’il me serait impossible d’y vivre maintenant, je m’y sentirais enchaîné à une vie trop étroite. Ici, on peut trouver du travail, on peut tenter sa chance. Il y a beaucoup d’Italiens à Marseille. Je ne suis pas trop dépaysé. Nous, les Italiens, on vit en communauté, on se serre les coudes, tous confinés dans le quartier de la Belle de Mai. Les Français nous appellent les babi. On voit souvent des affiches dans la rue : « Immigrés italiens dehors, travailleurs français ! » Quelques escrocs m’ont même proposé une fausse carte d’identité si je soutenais le parti socialiste. Mais avec mon accent à couper au couteau et mon peu de vocabulaire, ce n’est pas demain la veille qu’on cessera de m’appeler macaroni. Ces sales gens ne doivent pas connaître notre cuisine pour en faire une insulte ! Ton cacciucco me manque, nos longues discussions aussi.

 

Ici, je vis chez les Pacchiano, une famille originaire du Piémont qui s’est bien intégrée en France. C’est amusant de voir la rencontre des deux cultures. On commence sa phrase en français, on la finit en italien. On mange ses spaghettis et l’on sauce avec du pain français. Il faut dire que les Français et les Italiens sont cousins. Il ne m’est pas si difficile d’apprendre la langue du pays, d’autant plus que Maria, la fille Pacchiano, me l’enseigne le soir. Elle est bien patiente avec moi et me fait répéter comme un perroquet de quoi tenir une conversation. Mes conversations en français sont encore assez plates, mais je peux faire le marché ou me présenter sans passer pour un idiot. Claudio, son frère, m’a d’ailleurs présenté à plusieurs de ses amis pour une partie de pétanque. C’est un jeu d’adresse, il s’agit de lancer des boules d’acier le plus près possible d’une petite boule de bois appelée « cochonnet », ce qui désigne un petit porc, Claudio n’a pas su m’expliquer pourquoi. Malgré mon habileté naturelle, il faut bien avouer que je me suis ridiculisé. Je n’ai pas marqué un seul point et il s’en est fallu de peu que j’assomme l’un de mes camarades d’une de mes boules. Pour couronner le tout, j’ai dû me soumettre à une tradition barbare et « faire fanny ». On m’a fait embrasser le cul d’une grosse fille peinte sur un tableau de bois. Tout le monde riait et malgré ma honte, j’ai bien fini par rire avec eux. Après tout, c’était peu cher payé pour me faire de nouveaux amis. On a bu du pastis toute la soirée à s’en faire tourner la tête et on a chanté dans les rues. Le pastis, c’est le limoncello de Marseille. Si tu avais vu ton Giogio rond comme une queue de pelle, tu l’aurais ramené par le col jusqu’à la maison ! Mais ici, ce n’est pas Fiora ou Gustavo qui me feraient la leçon. Gustavo, le chef de famille, passe tout son temps libre dans les cafés. Quand sa femme le convainc de rester à la maison, l’ennui le pousse à finir toutes les bouteilles de pastis ou de vin. Si Fiora est indulgente, la brave femme aime son mari. Domenica, la grand-mère, le regarde avec un mépris à vous glacer le dos. Cette vieille bigote est insupportable. Elle nous supplie chaque soir, Claudio et moi, de jouer avec elle au tarot et quand on a la trop grande bonté d’accepter, on le regrette vite. La vipère ne peut s’empêcher de tricher. C’est presque maladif. Heureusement, Claudio est un bon camarade, et nous avons plus d’un tour dans notre sac pour contrer la sale tricheuse. Elle est sourde d’une oreille et sa vue est assez basse, ce sont deux informations que nous savons mettre à profit ! Hier fut notre apothéose, je ne me souviens pas n’avoir jamais autant ri ! La pauvre femme croyait mener le jeu avec une coupe franche à cœur et beaucoup d’atouts, mais c’était sans compter sur ce nouveau langage que l’on a appris à perfectionner Claudio et moi : nous faisons semblant de chanter pour nous communiquer le contenu de nos cartes. La vieille sourde croit que l’on fredonne des tarentelles et se fait battre à plate couture ! Elle invoque le Bon Dieu, ne comprenant pas sa malchance ! Elle se voit humiliée et prétexte un mal de crâne pour ne pas terminer la partie. Pour fêter ça, Claudio a ouvert une bouteille de vin français et nous avons parlé toute la nuit. Le réveil ce matin a été bien difficile ! Je travaille sur un chantier avec lui et son père. Les journées sont dures. On travaille avec des Arméniens, des Turcs et des Marocains. On entend toutes les langues, on se croirait sur la tour de Babel ! Malgré cela, on se comprend, on partage notre repas, notre café et notre vin. Cela me change de la solitude de la pêche. Papa aurait aimé cela, cette solidarité.

 

J’espère que tu te portes bien. Les fêtes de Noël approchent. J’aurais aimé être à tes côtés. La vie ne doit pas être facile sans papa. J’espère que tu t’en sors. Tu passeras le bonjour à Valentina.

 

Je t’embrasse dans mon cœur.

Ton Giogio. »

 

Alan Alfredo Geday

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