Non loin de Newcastle, au Royaume-Uni, avant même que le soleil se lève, un homme sort de sa maison de briques rouges et emprunte le long chemin de terre battue qui traverse la cité pavillonnaire. L’aube est glaciale, et la brume est chargée de rosée. Cet homme, c’est un mineur. Il allume un mégot sur lequel il reste bien deux ou trois lattes. Il tousse, ce fichu charbon lui encrasse les bronches. Il s’assure que son briquet, deux tranches de pain tartinées de beurre, est bien au chaud dans sa sacoche. Le voilà arrivé. Il entre dans la salle des Pendus et décroche ses vêtements de travail encore poussiéreux. Il visse sur sa tête son casque à lampe frontale, enfile ses godillots et revêt ses gants de toile. Il accroche sa gourde remplie de café froid à sa ceinture et récupère sa rivelaine, un pic à deux pointes émoussées par les pierres, et une pelle. Le pic sert à séparer les morceaux des veines tandis que la pelle chargera les cailloux dans les berlines, ces wagonnets qui circulent dans les galeries. Il remet son jeton portant son matricule à la lampisterie et récupère une lampe-torche. C’est un système qui permet à la mine de savoir quels sont les hommes qui travaillent aujourd’hui. Il est prêt. Il entre enfin dans la cage avec trois autres mineurs. Ils se lancent une salutation brève mais amicale. La cage grince en s’enfonçant dans les entrailles de la Terre. C’est l’enfer qui commence. La chaleur monte. L’homme sent déjà des gouttes de sueur perler sur son front. Ses mains sont moites dans ses gants. Il fredonne une chanson d’Al Martino. Qu’est-ce que ça dit déjà ? « Here in my heart I'm alone, I'm so lonely... »
À une centaine de mètres sous terre, l’homme martèle la roche. C’est un piqueur, chargé de l’abattage. Il doit piquer la roche pour permettre l’extraction de la houille. Il ramasse les gros cailloux qu’il rejette sur les côtés. Cela fait quelques heures qu’il travaille, il est éreinté. Il retire ses gants de toile. Ses mains sont rougies et ses doigts gonflés. Quelques éraflures le font souffrir. Il crache sur les plaies les plus douloureuses. Les effluves humides de la terre le font suffoquer. Son corps tremble, ses muscles se contractent. Tout à coup, il éternue. Une bouffée de poussière s’échappe du sol. « Bon sang de bon Dieu », murmure-t-il. Il ne s’est pas arrêté depuis ce matin. Il souhaite prendre du répit. Il laisse de côté son pic et sa pelle. Il s’assoit enfin. Il prend une rasade de café froid, sort son casse-croûte de sa sacoche et le dévore avec appétit. Chaque bouchée est une fenêtre vers l’extérieur. Il pense à sa femme et à son fils qui doivent déjeuner aussi, peut-être une assiette de porridge tiède, ou des œufs durs. Le pain fond dans sa bouche, et il lui semble qu’il n’a jamais mangé un beurre aussi bon. Il est blanc et chaud, comme il l’aime. Il prend son temps. Chaque bouchée est précieuse. Car après ça, il doit revenir travailler la roche. Il entend les voix des autres hommes qui discutent pendant la pause. Lui, il aime rester à l’écart des autres. Peut-être qu’en fin d’après-midi, il se joindra à eux autour d’une pinte de bière dans un pub de Newcastle. Il a envie de s’enivrer jusqu’à oublier la fatigue. Cette fatigue, il la traîne depuis des mois. Sa femme lui dit d’aller voir le médecin, mais comment pourrait-il faire ? Il ne va quand même pas faire une croix sur une demi-journée de travail pour aller voir le docteur !
L’homme rampe sur le sol terreux, les voix des autres mineurs s’atténuent, il s’enfonce dans le tunnel, muni de son pic. Il a ôté ses gants et son casque, il avait trop chaud. Il ne craint plus rien à cette heure. Ni les coups de poussière ni les coups de grisou. S’il doit y laisser sa peau, tant pis. Il est trop fatigué pour s’en préoccuper. Il rampe encore plus loin. Il arrive dans un lieu où la roche semble parfaite. Il va pouvoir la piquer à son aise. Va y avoir des cailloux à ramener aux berlines ! Il demandera de l’aide. Il passe sa main sur la roche humide. C’est bien, il lui faut juste un peu plus de lumière. Chose faite, il martèle le rocher à tour de bras. Sa position l’empêche de frapper aussi fort qu’il le voudrait et il est vite aveuglé par la poussière. Tout à coup, il entend l’écho d’une voix : « Ya quelqu’un ? Ya quelqu’un ? » Il répond de toutes ses forces. Mais à l’autre bout du tunnel, le mineur n’a pas entendu. « Ya quelqu’un ? » continue le mineur. « Oui, quelqu’un au travail ici ! » hurle l’homme. C’est probablement l’heure de rentrer. Mais la journée n'est pas terminée. Il faut ramener les éclats de roche aux berlines pour déblayer la voie.
— Viens boire une bière avec nous ! propose un mineur à l’homme.
— Je dois rentrer voir ma femme... Et mon fils m’attend de pied ferme, informe l’homme.
— Allez ! insiste un autre mineur. Juste une petite heure, cette journée était difficile ! Maintenant, il est temps de se décontracter et d’oublier tout ça !
Les mineurs remontent de la mine de charbon dans les berlines. Ils n’oublieront pas le son des rails, le son des pics qui martèlent la roche, l’écho des voix jusqu’au lendemain matin. Les yeux des hommes larmoient à la vue du jour. C’est le début de l’après-midi. C’est la fin du labeur. Non loin de Newcastle, des fumées s’échappent des cheminées des corons par centaines. Les femmes préparent le souper.
Alan Alfredo Geday
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