Syracuse fut une ville sicilienne envahie, colonisée, construite et reconstruite au fil de l’Histoire. Les Phéniciens installèrent un comptoir sur le site et le baptisèrent Sour-ha-Koussim, « Pierre aux mouettes », ce qui donna le nom de Syracuse. Puis les Grecs arrivèrent de Corinthe pour fonder la ville de Syracuse sur la petite île d’Ortygie, toute proche de la côte sicilienne, dans la mer ionienne. Les colons grecs construisirent des maisons et des temples à la gloire de leurs dieux, mais la population de l’île se rebella. Des conflits éclatèrent, mais les Grecs parvinrent à soumettre la population pour tirer profit de Syracuse, ce point stratégique pour le commerce et l’agriculture. Et Syracuse devint la ville la plus riche et la plus puissante de la Sicile. Des guerres et des tyrans se succédèrent à Syracuse. Mais on peut se souvenir du tyran Denys le premier l’Ancien, qui donna une bonne leçon à l’un de ses courtisans : Damoclès. Ce dernier enviait les richesses et le faste du tyran, il n’y avait pas de vie plus agréable et plus sereine à ses yeux. Un beau jour, Denys le premier l’invita à un grand banquet et lui fit servir des mets et des vins remarquables. Damoclès était empli de joie, il se délectait des plats raffinés sans prendre garde à l’épée suspendue au-dessus de lui. À la fin du repas, le tyran lui dit de lever les yeux. Damoclès aperçut l’épée ne tenant qu’à un crin de cheval et qui menaçait de lui fendre le crâne à tout moment. Denys le premier lui montra ainsi quel était le sort des tyrans, un sort fragile et précaire malgré la richesse.
Ces enfants de la libération tiennent à avoir de la tenue avant que l’armée américaine ne traverse leur quartier. La Sicile a été libérée voilà plus de quatre ans, et les soldats américains traversent toutes les semaines la ville de Syracuse. Personne ne sait où ils vont, mais ils sont tenus de sécuriser l’île de la Sicile. Ces enfants sont venus se poster comme des sentinelles au coin de la ruelle où les jeeps vont défiler un peu plus tard dans la journée.
— J’ai vraiment faim ! grommelle Luca. Qu’est-ce que ça peut me faire, les soldats américains ! s'impatiente-t-il.
— Ils vont peut-être te balancer leur espèce de viande qu’ils mangent aux États-Unis d’Amérique ! s’enthousiasme son ami Giovanni.
— Tu veux dire du corned-beef ?
— Les soldats américains sont très généreux, tu verras ! tente de le convaincre Giovanni.
— Je me méfie de l’épée de Damoclès ! répond Luca avec esprit. Ils ont le pouvoir ici, et leur viande séchée nous humilie ! Ils te donnent un peu, mais ils te prennent tout !
— Et les cigarettes ? Tu n’en veux pas ?
— Pour une cigarette, je suis prêt à tout… soupire Luca.
Ces garçons n’y voient plus clair. Depuis la fin de la guerre, les rations manquent. Il n’y a plus de sucre, ni de lait, ni de beurre, plus de viande et peu de poisson. L’activité du port n’est plus celle d’autrefois. Un bel espadon se fait rare sur les tables de Syracuse. Comme des orphelins, les deux garçons arpentent les rues de Syracuse à la recherche du moindre reste, du moindre trognon, n’importe quoi qui les ferait tenir debout, n’importe quoi qui remplirait cet estomac vide depuis des semaines. Ils ne sont pas faméliques, mais ils crèvent la faim. Ils restent joyeux tout de même, et les Marines américains n’hésitent pas à donner quelques cigarettes aux garçons errants de Syracuse qui croisent leur chemin. Leur copain Paolo leur a bien expliqué comment s’attirer la faveur des Américains : il faut nettoyer les rues de Syracuse, débarrasser la ville de tout ce qui peut empêcher la circulation des véhicules militaires. « Apparemment, ils vont passer par là », leur a-t-il indiqué avant de rejoindre sa mère pour le dîner. Aujourd’hui, l’armée n’avait pas besoin de leurs services, Giovanni et Luca n’ont pas pu se rendre utiles. Que peuvent-ils alors espérer des marines ? Ils attendent pour voir et surveillent la ruelle au loin. Et voilà une jeep qui arrive. Puis une deuxième. Les enfants se mettent à crier « America ! America ! » Les jeeps approchent, et les enfants sautillent, les bras en l’air, pour se faire remarquer. C’est la fin de la guerre, et ces enfants font comme ils peuvent. Des godasses déchirées, un pantalon récupéré, une jaquette de fortune ! Bref, ces enfants italiens viennent de recevoir des Marlboro des jeeps ! « Une autre ! » hurle Luca. Le marine américain balance sur son passage une dernière cigarette que Giovanni récupère. Une cigarette sera pour son ami Luca, une autre pour lui, et la dernière cigarette, il faudra en discuter. Le moment n’est pas venu de trancher qui va fumer la dernière. Mais ici, en Italie, tout se partage.
Luca et Giovanni ne s’en remettent pas. Ils ont aidé les troupes américaines à gagner la guerre, à couper la tête de Mussolini, à se débarrasser des chemises noires. Les chemises noires, ce sont les hommes de la dictature. Ce sont ceux qu’il faut abattre à tout prix pour gagner la guerre. Et demain, ils pourront peut-être nettoyer la belle ville de Syracuse pour de la viande séchée. Mais ils ont hâte de voir Syracuse libre, Syracuse aux Siciliens, Syracuse relevée, encore une fois, de la destruction et de la guerre.
— Nous sommes des hommes ! dit Luca en tirant sur sa cigarette.
— Si, t’es un homme ! répond Giovanni.
— Et les hommes de Syracuse ne sont jamais vaincus et ne restent jamais pauvres !
Alan Alfredo Geday