Pour rien au monde, 1972
- alanageday
- il y a 3 jours
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C’est cette cigarette ! Surtout la première que j’allume le matin ! Je ne la quitterai jamais, pour rien au monde. Avant même d’avoir avalé une gorgée de café noir le matin, la première cigarette est prête à être allumée. Mais je ne suis tout de même pas fou. J’ai soixante-quinze ans, et je tiens à vivre encore de belles années. Il y a des secrets qui ne se discutent pas. Des gens n’ont jamais fumé, et ils ont eu des soucis de santé avec leurs poumons, des problèmes de respiration et bien d’autres. Moi, ça fait soixante ans que je fume le même nombre. C’est-à-dire cinq cigarettes par jour. Je fume en fonction du soleil. Du soleil ! Y’en a pas beaucoup ici en Écosse. J’écoute les nuages, et je sens l’air frais me gifler le visage. Quand la brise commence dans les hauteurs, j’allume une belle cigarette. C’est bien britannique ! Et je n’ai jamais été affecté, je n’ai jamais eu des problèmes de respiration. Ni moi ni mes brebis ! Car, je suis un berger, et je balade mes bêtes d’un bout à l’autre de l’Écosse. Je les observe brouter. D’ailleurs mes pulls en laine ont tous été confectionné avec ma laine. Notre laine ! La laine écossaise est la plus précieuse et la plus chaleureuse. Elle réchauffe les Londoniens tout l’hiver et les jours grisâtres.
J’aime me lever tôt le matin, et admirer les collines qui environnent ma ferme. Tant qu’il pleuvra en Écosse, j’aurai toujours de l’herbe pour nourrir mes brebis. La nature est si bien faite. Si indomptable qu’elle me laisse vulnérable. À cet âge, on ne s’ennuie jamais. Je prends mon temps le matin. Chaque bouffée d’air est précieuse et nourrissante. Parfois, je pense à Causette, la brebis la plus robuste du troupeau. Elle écoute toujours mon chien, Buggy. Dès qu’il aboie, Causette est la première à s’exécuter et s’ensuit tout le troupeau. Elle est une vraie cheffe, une bonne accompagnatrice et surtout une bonne patte. Le matin, en Écosse, il fait froid. Mais pas de quoi s’inquiéter quand j’enfile mon kilt, notre vêtement traditionnel fait de tartan de laine coloré. Ce dernier se porte en Écosse pour les grandes occasions comme les mariages, les rassemblements festifs, ou encore les défilés. Y a longtemps que je n’ai pas été invité à l’une de ces cérémonies. Ma femme est partie depuis six ans déjà ! Elle me manque. Nous avons eu deux fils ensemble. Ils travaillent à Londres pour des institutions financières. L’un dans une banque et l’autre, il fait des trucs avec des actions dont le cours monte et descend. Quand il a m’a écrit une lettre, il m’a dit qu’il était un courtier. Il gère l’argent de riches familles londoniennes. Et il se débrouille pas mal. Je lui ai récemment envoyé un pull en laine. « Couvre-toi bien mon fils en hiver, il fait froid là-bas ! » lui ai-je écrit.
Mon chien aboie. Et voilà Causette qui s’exécute la première. Elle a toujours de l’avance sur les autres brebis. L’hiver, le soleil se couche tôt. Les nuages s’amassent, le vent se soulève. Et quoi de mieux pour se réchauffer que de fumer la troisième cigarette ? Je craque une allumette et je tire les premières lattes. Le troupeau avance tranquillement sur les collines écossaises. Mon chien est en avance aussi. « Mais Buggy ! Où vas-tu ? » je lui lance pour qu’il revienne s’occuper du troupeau. Il renifle la terre humide, remue la queue, s’éloigne puis revient avec beaucoup de force et de courage. Le vent siffle entre les collines. La cigarette touche à sa fin. Ce sont les dernières bouffées de fumée ! Pour rien au monde, je ne la quitterai. Le soleil s’est couché. Je demande à Buggy d’emmener mes brebis à la maison. À la ferme ! Et nous nous acheminons paisiblement…
J’ouvre ma boite aux lettres sur le chemin du retour. Le facteur est peut-être passé. Une enveloppe de Londres. Je suis impatient de la lire. Les brebis sont à la bergerie. « Buggy maison ! Buggy maison ! » Le chien me suit. Je m’assois dans mon fauteuil. Je sors mes lunettes du tiroir, les chausse et décachète la lettre. Elle n’est pas très longue.
« Papa,
Tu me manques. Tout me manque ici à Londres. L’odeur et l’atmosphère de l’arrière-pays. Il fait un froid de canard dans les rues grises et mortes. Comment vont les brebis ? Et Buggy, toujours aussi vigilant ? Je suis sûr de rentrer pour les fêtes de Noël. Je veux te voir ! Je porte tes pulls en laine presque tous les jours. Ce sera l’occasion de discuter de longues heures, de boire un verre de whisky ensemble, de balader les brebis de longues heures. Noël approche.
Je te dis à très bientôt,
Ton fils.
PS : As-tu arrêté de fumer ? »
Pour rien au monde, je ne la quitterai !
Alan Alfredo Geday