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Pauvre Boule de suif ! 1930


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— Que lis-tu ? lui demande Isabelle.

Assise dans son fauteuil, elle ne lui répond pas. Marthe est passionnée, elle est concentrée. Depuis qu’elle a découvert Guy de Maupassant, elle ne peut plus s’arrêter de lire ses nouvelles. Quel écrivain ! Quelle belle plume ! Et surtout quelle histoire ! Boule de suif la fait pleurer. Pauvre femme ! « Tu devrais lire Boule de suif ! » suggère Marthe en soupirant. Ah ! Les prostituées ont toujours été dénigrées et méprisées, alors que sans elles, le monde ne tournerait pas rond, elle en est certaine. C’est une médaille qu’elles méritent pour avoir tant de courage. Mais non, on les regarde de haut. Heureusement que ce Maupassant les comprend : « Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait noyée dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l’avaient sacrifiée d’abord, rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile. » Il sait trouver les mots pour dire ce qu’elle a dans le cœur. « Malpropre et inutile », c’est ce qu’on lui fait ressentir. Sa propre mère l’a reniée le jour où elle l’a appris. Alors qu’elle boit toute la journée, sa mère, cette vieille grincheuse bonne à rien, elle lui a fait sentir qu’elle était sale et indigne. Au moins, elle a de la tenue, elle sait lire et écrire comme peu de gens le savent et elle a un sourire radieux. Alors, pour une malpropre, elle ne s’en sort pas si mal.

 

— Je suis riche aujourd’hui, lui raconte Isabelle. Cet Américain m’a donné de gros billets ! C’est un homme très riche. Ce n’est pas la première fois que je le vois. Il est souvent passé ici, mais il ne voulait pas donner de grosses payes, car il n’était jamais satisfait. Si tu savais ! Nous avons passé du très bon temps ensemble. Il m’a enchantée et je pense que l’on se complète. Il me promet un voyage à New York un jour…

— Dis donc, tu ferais mieux de te rhabiller, la patronne ne va pas tarder à arriver. Alors combien ?

— Ah ça ! C’est beaucoup d’argent, il m’a dit que ça valait une fortune là-bas en Amérique…

— Ne le dis pas, mais je compte garder le plus gros pour moi.

— Tu l’as mis où, l’argent ? demande Marthe.

— Je l’ai caché dans ma culotte.

 

La patronne de la maison close fait son entrée. Isabelle s’est rhabillée. Les femmes s’agitent. La patronne n’a jamais l’habitude d’arriver en retard. Une fille de joie récupère son manteau de fourrure et l’accroche au porte-manteau.

— Madame voudrait-elle un thé ou un chocolat chaud ? lui demande une fille de joie.

— Avec plaisir. Avons-nous reçu de la visite ce matin ? questionne la patronne.

— Un Américain est venu et il a choisi Isabelle, comme à son habitude.

— Où sont les sous ?

Isabelle se dépêche en cachant son jeu. Elle ouvre les poches de son manteau. Elle sort deux billets de dix dollars qu’elle remet à la patronne.

— Oh là là Isabelle ! Je vous félicite. Vous avez l’art d’attirer les étrangers, ceux qui traversent l’Atlantique pour découvrir les belles femmes françaises dans notre cher Paris. Deux billets de dix dollars, il va falloir vite trouver des francs pour les remplacer et changer les draps de la deuxième chambre, annonce la patronne. Je compte faire de cette chambre une chambre aux draps roses. Elle aura plus d’intimité que les autres piaules de la maison. Elle coûtera plus cher, elle accueillera les plus fortunés.

— C’est une très bonne idée, Madame ! insiste Marthe qui a refermé son recueil de nouvelles. Et pour l’attente, je propose que l’on mette un ou deux recueils sur la table ronde. Ça divertira nos chers Américains qui veulent du plaisir.

— C’est une bonne idée, conclut la patronne.

 

La nuit tombée, Isabelle se déshabille. Elle sort la liasse que l’Américain lui a donnée. Elle compte les billets un à un en faisant glisser ses doigts. Elle aimerait bien arrêter. Arrêter quoi ? De travailler pour la patronne. Que ferait-elle ? Ici, à Montmartre, on la connaît déjà pour son métier. Elle exerce comme fille de joie. Elle aimerait bien partir, s’embarquer à bord d’un transatlantique. Il paraît que dans le Nouveau Monde, on peut facilement ouvrir un salon de coiffure. Le chic à la française plaît beaucoup. Les coupes de cheveux comme elle sait bien le faire. Il lui faudrait une paire de ciseaux, une brosse et le tour est joué ! Elle entend un ronflement. C’est Marthe qui s’est endormie sur son livre. Isabelle la regarde avec tendresse. Pauvre Marthe, elle a un cœur d’enfant.

 

Alan Alfredo Geday

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