Paris bourgeonne en ce printemps 1968, et sans aucun tabou. On veut s’aimer sans limite, et au diable le jugement des aînés ! Les vieux n’ont qu’à aller se rhabiller, s’ils ne se sont jamais déshabillés ! On lit sur les affiches ou bombé sur les murs à la va vite : « Faites l’amour pas la guerre », « Soyez réaliste, demandez l'impossible », « Jouis sans entrave » et autres slogans provocateurs. C’est l’appel à la débauche, c’est la révolution sexuelle. On en a marre d’être sérieux, d’être enfermé dans une boîte, de voir l’avenir en gris. Rêvons en couleur, en justice sociale, en féminisme ardent ! Rêvons en mai 68 ! Les universitaires sortent dans les rues, les bras chargés de tracts ou de pavés à balancer sur les voitures. Quand un flic passe, on se roule une pelle pour faire diversion. Sinon, on va encore se retrouver dans le panier à salade, et papa viendra nous chercher chez les flics. Et papa, c’est souvent un vieux con qui fait la morale, qui regarde les discours du Général à la télé avec admiration en découpant son entrecôte saignante. Papa, il a épousé maman qui reste à la cuisine, et c’est lui qui gère les finances. Maman n’a pas son mot à dire, et pourtant, elle n’aime pas que ses enfants sortent dans la rue pour faire du grabuge. Parce que, quand même, elle ne les a pas élevés comme ça.
Sur un banc au bord des quais, Pauline et Charles se bécotent. Il y a quinze ans Brassens chantait la même rengaine. Les bancs publics sont aux amoureux ce que les réverbères sont aux chiens en laisse. Pauline a rencontré Charles à une assemblée contre la guerre du Viet Nam à l’université de Nanterre. Il parlait bien, il s’est présenté comme un cheminot en colère et politisé jusqu’au bout des ongles. Pauline a tout de suite craqué. Ce n’était pas un pédant de binoclard marxiste comme ses camarades, mais un gars de la vraie vie. À la maison, on lui dirait qu’elle gâche sa vie à fréquenter un cheminot. Conduire des trains, c’est bon pour les pauvres. Ses parents ont toujours tenu à lui offrir une éducation bourgeoise. Pourtant, ils font partie de la classe moyenne. Papa est banquier, maman femme au foyer, et son frère Jules vient de finir ses études de droit. Mais bon, elle a eu droit aux cours particuliers de piano, de latin, de grec et d’histoire de l’art. Comme s’il fallait encore faire ses humanités. Quelle plaie ! On est en 1968, que diable ! S’ils savaient qu’elle milite en faveur de l’avortement. Maman en ferait une crise cardiaque. Elle lui lancerait de l’eau bénite à la gueule avec des hauts cris et puis, paf ! Elle tomberait raide morte sur le tapis du salon. Et papa essaierait de la ressusciter à coup de vin rouge dans le gosier. Ce serait un sacré spectacle ! Pauline raconte ses élucubrations à Charles qui éclate de rire. Et lui, comment réagiraient ses parents ? Charles réfléchit un instant. Son père, ça le ferait rire, il ne prend rien au sérieux. Et puis, il a fait les quatre-cent coups quand il avait son âge. Il l’a toujours élevé comme un rebelle. D’ailleurs, il s’appelle Charles, comme « Charles le Téméraire » ! Pauline rit à son tour. Téméraire, ce nom lui va comme un gant !
Alan Alfredo Geday
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