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Né à la butte Montmartre, 1935

  • alanageday
  • il y a 5 jours
  • 3 min de lecture

Getty Images
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Odette et Roger tiennent le Café Gourmand depuis la fin de la Grande Guerre. Une autre se profile à l’horizon, mais on ne veut pas trop y penser. Pas de politique à l’heure de l’apéro ! On préfère boire un verre de Suze ou de Côtes-du-Rhône. Et un jambon beurre pour faire glisser tout ça, ou un croque-monsieur, ou une assiette d’œufs mayonnaise. Mais non, Monsieur Bertrand, pas d’entrecôte ici, on est un café qui se respecte, pas une brasserie ! Personne en cuisine, c’est Odette qui fait cuire les œufs durs et griller le pain des croque-monsieur. Mais oui André, on a toujours du café pour faire passer le goût de l’anisette. Mais si tu n’aimes pas ça, pourquoi en commander trois ? C’est sa femme qui préfère l’anis au vin rouge, elle dit qu’il y a au moins un peu d’eau pour l’hydrater et qu’il a le don de tacher ses chemises avec le rouge. Aussitôt dit, aussitôt fait, Roger fait glisser un café sur le comptoir. André le boit cul-sec, « à l’italienne », dit-il, lui qui n’a jamais quitté Montmartre. Il aime sa butte plus que tout au monde, pourquoi irait-il s’aventurer loin de ses pavés et de ses charmants cafés ? François remplit sa pipe d’un air songeur, il aurait aimé voyager quand ses jambes le lui permettaient encore.

                  — Où serais-tu bien allé, François ? lui demande Odette.

                  — N’importe où, mais je ne pouvais pas laisser l’imprimerie tourner sans moi ! Quelle folie, bon dieu de bon dieu, de travailler jusqu’à la mort sans jamais voir de pays ! Tiens, l’Auvergne, il paraît que c’est joli. J’ai parlé à un Auvergnat de la rue de Lappe qui m’a décrit des paysages verts et vides comme mon verre ! Roger, tu vas pas me laisser avec un verre vide ?

                  — L’Auvergne, l’Auvergne… réfléchit Odette. C’est un pays de radins. Paraît qu’ils mangent sur une grosse tranche de pain, ils veulent même pas laver une assiette !

                  — Qu’est-ce que tu t’y connais en Auvergnats ? la reprend Roger. Moi j’ai entendu dire que les paysans sont des gens accueillants et chaleureux.

                  — Ou la Bretagne, peut-être… continue François en tendant son verre.

                  — La Bretagne ! s’offusque Odette. C’est que des gens sales qui baragouinent à peine le français !

                  — Mais il y a la mer tout de même !

                  — La mer, la mer, ici on a la tour Eiffel !

                  — Je ne vois pas le rapport, tu t’es déjà baignée dans la tour Eiffel ? plaisante François.

                  — Tu m’imagines en maillot de bain de toute façon ? Quelle idée de se déshabiller dehors !

                  — Pourtant tu n’étais pas la dernière à te déshabiller quand je t’ai connue ! la taquine Roger.

Les conversations vont bon train dans le Café Gourmand. L’alcool délie les langues et gomme tous les écarts sociaux. Les patrons se mêlent aux ouvriers, les peintres aux artisans, les chanteurs de rue aux vignerons de la butte. On dit tout ce qu’on a à dire, on vide son sac, on plaisante, on avoue haut et fort, on chuchote et on délibère. Pas de politique à l’heure de l’apéro, mais à part ça, tous les sujets sont permis. Les femmes, la pluie et le beau temps, les derniers spectacles, la cuisson de l’œuf cocotte, et les courses de chevaux. Un peu de Picon dans la bière ? Un peu de sucre dans l’absinthe ? Un dernier doigt de Chablis, ou deux de Muscadet ? Encore un café pour André, « toutes les trois anisettes, c’est un rythme de tango argentin », dit-il, lui qui n’a décidément et encore jamais quitté la butte Montmartre.

                  — J’y suis né, et j’y mourrai.

                  — Quand même, tu pourrais au moins descendre pour voir les Tuileries, le jardin du Luxembourg, le Louvre, je ne sais pas moi, pour voir de la culture ! s’étonne François.

                  — De la culture ? Quelle culture ? On a tout sur notre butte ! Des femmes qui dansent au Moulin Rouge, des peintres qui tirent le portrait des touristes, le Sacré Cœur pour nous rappeler à Dieu, et des vignes et des bons plats de chez nous ! C’est ça ma culture, bon sang de bon soir ! Le monde entier vient chez nous, qu’est-ce que j’irais me fatiguer à aller chez eux ?

 

Alan Alfredo Geday

 
 
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