Mon ami à bord, 1929
- alanageday
- il y a 2 jours
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Il n’a pas seulement sa beauté et ses plumes bariolées, mon perroquet Luki possède aussi une intelligence rare. Ce n’est pas un piaf sans cervelle, un petit moineau de pacotille, c’est un grand oiseau au regard vif et à la langue bien pendue ! Et il a bonne mémoire, et une loyauté sans pareille. C’est un ami. Mon seul ami à bord. Les perroquets sont les amis des pirates dans les romans. C’est vrai qu’ils sont espiègles et majestueux. Et ils ont quelque chose de provocateur ou dérangeant à vous parler sans scrupule et à répéter ce que vous leur dites. Moi je ne suis pas un pirate, mais j’aime l’idée d’en avoir un peu l’air, avec Luki sur mon épaule. Mon plaisir est partagé par tout l’équipage. C’est notre mascotte. Mais Luki est fidèle et farouche, et seule mon épaule peut le recevoir. Il me suit où que j’aille, comme la marionnette d’un ventriloque. Et il joue des tours à sa façon. Parfois il donne un coup de bec dans ma casquette. Parfois il me griffe l’oreille. Parfois il me chuchote des insanités avant de s’envoler vers le mat. C’est un sacré numéro, mon Luki. Son nom signifie la chance, parce que je suis, comme tous les marins, un superstitieux. La superstition est importante, parce que la mer ne fait pas de cadeaux, elle est imprévisible et violente, et son mystère porte à croire à l’incroyable. Avant d’être marin, j’étais chrétien, j’allais à l’église et je priais gentiment le soir, mais aujourd’hui je cherche des signes, je m’effraie de petites choses et je retiens Luki sur mon épaule pendant les tempêtes comme un ange protecteur. Je ne sais plus en quoi je crois exactement, peut-être en la mer, en ma vie d’aventure, impétueuse et soumise au destin.
Sur la route des Indes, Luki prend parfois son envol à la vitesse du navire. Il ferait une merveilleuse proue. Je l’imagine les ailes grandes ouvertes, le bec fier et l’œil rond, affrontant les vagues pour nous guider vers le soleil couchant. Mais non, c’est un ami moqueur qui revient dans un fracas de plume pour me parler de choses insolites. « Lapin ! Lapin ! » répète-t-il d’un air goguenard. Il sait que j’en ai peur, le saligaud. Un lapin vous rompt des cordages en un claquement de dents ! Quand je pense que j’aimais ces bestioles dans mon enfance, et que je les nourrissais à la ferme de mon grand-père, là-bas, dans l’Ohio. Pour tout rappel de ma vie passée, j’ai cette poule de luxe qui ne pond aucun œuf mais qui se lance dans des grands discours. « Mer agitée ! Mer agitée » clame-t-il à la vue d’une vague. « Ce n’est rien », dis-je en lui tendant une graine qu’il gobe sans demander son reste. Pourtant, il s’est gavé toute la journée d’insectes rampant dans les cales, il devrait avoir l’estomac en vrac. Quand je l’ai acheté au marché de Bombay l’an dernier, c’était un petit volatile chétif. Regardez-le maintenant ! Il pèse son poids et ne se lasse pas d’engraisser !
Arrivé devant le port de Bombay, il est vite intimidé par la nuée d’oiseaux devant la grande porte des Indes. Mais il sait garder ses distances. Car avec toutes ces bestioles qu’il a dévorées, il a les ailes qui battent fort. « Luki ! Luki ! T’es devenu costaud maintenant ! » s’amusent les autres membres de l’équipage. Luki leur lance un regard noir. Il a sa dignité ! C’est un perroquet orgueilleux. Maintenant qu’il connait les grandes traversées, qu’il a affronté les déferlantes, les tempêtes et les bourrasques sans merci, il connait bien sa valeur. Sans lui, qui sait dans quel naufrage nous aurions péri ? C’est notre porte-bonheur, et comme toute idole, on lui doit le respect !
Alan Alfredo Geday