Moke est mon meilleur ami. On me dit souvent que c’est une bizarrerie d’avoir un singe comme compagnon. On me dit qu’il est étrange de déjeuner avec un chimpanzé, de lui cuisinier des petits plats et de lui verser une tasse de café à la fin du repas. Mais je veille à ce qu’il ne soit pas trop fort. Moke est une personne nerveuse, le café serré ne lui sied pas, il se met à gesticuler dans tous les sens et il ne ferme pas les yeux de la nuit. En réalité, il préfère le sucre au café en lui-même. Parfois, il se contente d’un « canard », un petit morceau de sucre brun trempé dans mon café. C’est vrai qu’il n’a pas tellement de conversation, mais ses grands yeux en disent long. Bien plus long que la plupart des gens. Et les yeux ne mentent pas. Même si Moke est une personne malicieuse et qu’il a plus d’un tour dans son sac. Il serait prêt à se porter malade pour passer la journée au lit et se faire servir de la soupe chaude. Mais je vois clair dans son jeu, je ne me laisse plus avoir, et je prends immédiatement sa température quand il prétend se porter mal. Je sors à peine le thermomètre qu’il se met à rire et qu’il retrouve son entrain habituel, il comprend bien que je ne suis pas dupe, mais ça valait la peine d’essayer. Moke n’aime pas m’accompagner au parc, les enfants ne le considèrent pas à sa juste valeur. Ils le prennent pour une bête de cirque et ne veulent pas vraiment jouer avec lui. Une bête de cirque, ou plutôt une bête de zoo, c’est ce qu’on voulait faire de lui à St. Louis.
J’ai tout de suite regretté d’avoir vendu mon ami au zoo de St Louis. Je m’étais déjà beaucoup trop attaché à Moke. Pour le récupérer, j’ai accumulé les procès. J’ai vidé mon compte en banque à coup de frais d’avocats et de papiers administratifs, à coup d’avis d’experts et d’enquêtes approfondies. Il fallait qu’on reconnaisse l’affection de Moke pour moi, et même l’amour, sentiment que l’on ne pouvait prêter qu’aux êtres humains. Mais finalement, après des années de bataille, le juge a reconnu que Moke avait des sentiments. Alors, j’ai récupéré mon ami à la maison. Pauvre Moke ! Il avait été traumatisé par les barreaux de sa cage. Il a fallu des mois pour qu’il soit de nouveau à l’aise avec moi. Au début, quand je l’approchais, il tournait la tête et ne voulait rien entendre. Mes blagues ne le faisaient plus rire. Il boudait, certainement. Il faisait semblant d’avoir oublié toutes mes visites au zoo, quand chaque semaine, je lui apportais des bananes ou des cacahuètes, quand chaque semaine, je m’asseyais à côté de sa cage pour lui lire une histoire ou lui caresser la tête.
Aujourd’hui, nous avons décidé, Moke et moi, d’aller faire du shopping. Je pense que Moke est maintenant en âge de porter une cravate. Moke se fera désormais appeler « Mister Moke », comme il le mérite. Mais ce n’est pas facile de trouver une boutique qui accepte d’habiller Mister Moke. On m’a ri au nez au téléphone, quand j’ai prospecté. Heureusement, j’ai finalement trouvé mon bonheur après une cinquantaine d’appels odieux. « Mais bien sûr, nous acceptons toutes sortes de clients, le client est roi, nous recevrons Mister Moke comme il se doit et il pourra essayer tous les articles du magasin », lui a promis une charmante demoiselle. Son ami est impatient, il n’a pas rechigné à se peigner et à se brosser les dents, il a compris qu’il fallait être présentable pour l’occasion. Il ne va tout de même pas avoir l’air d’un vulgaire chimpanzé !
Alan Alfredo Geday
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