Marius se souvient de sa jeunesse, lorsqu’il était lamaneur à Marseille. Il s’agissait de gérer, depuis les quais, les manœuvres d’amarrage ou d’appareillage des navires. Le métier était dangereux parce qu’il manipulait de lourds cordages, les aussières, qui pouvaient lui péter à la figure et le tuer en un fracas. Mais Marius aimait son métier, comme il aimait l’ambiance du port. Il avait trente ans, des épaules larges et brunies par le soleil, une casquette vissée sur le front, et une moustache qui plaisait aux femmes. Il était beau, il avait la vie devant lui. Il buvait souvent un coup de trop, comme on dit, et sur son marcel blanc, l’odeur du pastis se mêlait à celle de la gomina, de l’eau de Cologne, de la cigarette et de la sueur. Un parfum qu’adorait Jeannine, cette grande brune aux yeux de biche qui vendait des tomates. Elle plongeait souvent son nez dans le col velu de son marcel et lui disait que les embruns de la mer n’étaient rien en comparaison de cette odeur. À cette époque, le port foisonnait de voiliers, de lignes de Corse et de bateaux de pêche. Et à quelques pas, le cœur de la ville était bruyant et chamarré. Dans cette effervescence, Jeannine vendait ses tomates sucrées, son grand tablier blanc sur sa robe en cloche, son fichu sur ses cheveux bouclés. Elle hélait les passants de sa voix chantante. Elle était si belle en ce temps-là. Marius aimait lui rapporter une orange chapardée au port à la fin de la journée. Ah les oranges ! Elles étaient si juteuses qu’on s’en mettait plein les mains. Elles étaient débarquées des « balancelles », ces espèces de goélettes de charge venues d’Espagne. Elles étaient des soleils rouges qui débordaient des sacs de jute et des caisses de bois.
On avait l’impression de se noyer dans les couleurs du port, parmi la foule qui déchargeait, rechargeait, comptait et pesait les fruits sous l’œil soupçonneux des douaniers. Il y avait surtout ces odeurs qui envahissaient tout, ces remugles de fruits pourris, de poissons, de déchets qui séchaient au grand soleil. On retrouvait aussi ces relents de goudron, de chanvre et de peinture, caractéristiques des ports au temps de la marine en bois. Et au loin sur les quais, une grue rouillée hissait les barques et les déposait sur les remorques. Et après les avoir tirées à l’écart, on brûlait et on raclait la vieille peinture craquelée. Assis sur son balcon, Marius fume une cigarette en buvant son café. Le soleil se lève. Il se souvient du « Fred Scaramoni », ce géant des mers dont la sirène réveillait tous les Marseillais. Les lève-tard s’agaçaient ! Mais les marchandes d’escargots s’enchantaient en clamant : « À l’aïgo-sau lei Limaçouns ! », comme on dit en provençal. Elles préparaient déjà des cornets d’escargots pour les Corses venus d’Ajaccio. Marius observe le port qui s’éveille. Il sourit. La sirène du « Fred Scaramoni » ne l’a jamais dérangé. En tout cas bien moins que le fracas provoqué par le déversement des vases et des débris dans les « maries-salopes ».
Le dimanche, Marius aimait se détendre. Après une partie de pétanque avec les copains, il piquait un plongeon dans le port. Malgré les nombreux débris qui surnageaient, il prenait plaisir à se perdre dans la mer. Aux endroits non réservés aux petits bateaux, Marius pouvait voir le fond. Entre les coques des barges, des essaims de minuscules poissons se faufilaient. À l’ombre, quelques mulets somnolaient. Ils étaient peu recherchés à cause de leur goût de vase. Marius pratiquait la « pêche au gobi », le gobi étant un poisson glauque, de la taille d’un doigt, doté de gros yeux. Ne dit-on pas à Marseille d’une personne ahurie qu’elle « fait des yeux de gobi » ? En tout cas, c’est l’expression qu’utilisa Jeannine la première fois qu’elle lui vola un baiser, sur les quais du vieux port de Marseille. Il faisait des yeux de gobi, mais surtout, son cœur battait la chamade sous son marcel blanc.
Alan Alfredo Geday
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