Notre union dure depuis cinquante-cinq ans. Nous sommes aujourd’hui des septuagénaires, heureux de vivre, sans regret, sans remords, sans haine et ayant pour seul amour de labourer notre terre. Travailler la terre, c’est notre passion. C’est notre vie, c’est notre devoir. On en a vu pousser des choses sur nos parcelles de terrain. Des betteraves, des tomates, des poireaux, des pommes de terre. Avec les betteraves, ma femme faisait de la soupe polonaise : le Barszcz. Et ça nous rappelait le pays, ça avait le goût de l’enfance, de la jeunesse. Le goût des grandes tablées en famille, où l’on était cinquante, où l’on se connaissait tous, où l’on naissait, grandissait, vieillissait. Et puis le goût du vin que l’on buvait en chantant, le goût des mariages où l’on dansait sur la table, des enterrements où l’on pleurait ensemble. On sait porter le deuil là-bas, en Pologne, on sait pleurer les siens. Et puis aussi le goût de la neige, du givre, de la campagne qui restait blanche pendant des mois, des villes qui semblaient pétrifiées. Et encore le goût de notre langue musicale que l’on ne parle presque plus, même entre nous. Mais la betterave, ça n’était plus très rentable. On a choisi de cultiver des tomates, c’était nouveau, c’était joli ; une tomate, ça ressemble à une nature morte, tout de suite quand ça vous brille dans la main, on a l’impression de contempler une œuvre d’art, et puis ça sent le soleil, les tomates. Avec les tomates, ma femme faisait des tourtes, des salades et, ce que je préfère, des tomates farcies. Mais les tomates, c’est un peu triste, j’ai toujours trouvé que ça avait un goût d’eau sucrée. Alors on a changé. Mais ce n’était pas mieux parce que les poireaux…. Dieu sait que ça me retournait l’estomac, les poireaux. Ma femme a tout essayé avec les poireaux, et elle était inventive. Elle a fait des gratins, des fondues et des potages. Mais heureusement, maintenant, nous cultivons des pommes de terre. Ah ! La pomme de terre, cette petite chose moche comme un cafard, qui vient d’Amérique du Sud, rien que ça ! Eh bien je ne m’en lasse pas. Et les Français en consomment plus de quarante kilos par an et par tête ! Alors les patates, maintenant, je ne vis que pour ça, les patates et les patates.
Comme vous l’avez compris, on vient de Pologne. On est venus en France après la Libération. La guerre était terrible, vous ne pouvez pas imaginer. Alors on a décidé de changer d’air, de garder en mémoire nos beaux souvenirs de la Pologne et d’oublier le reste. On a décidé de ne plus jamais y retourner. De ne plus en entendre parler. Nous sommes ici depuis vingt ans maintenant et nous sommes amoureux de la France. Nos petits-enfants parlent parfaitement bien la langue française. Ils nous posent beaucoup de questions sur la Pologne et leurs origines. La dernière fois, j’ai essayé de raconter ce qui ne se raconte pas, mais j’avais les larmes aux yeux et les mots… les mots restaient bloqués dans ma gorge, comme un poireau dans mon estomac, impossible. C’est vrai, il est impossible de dire ces choses-là. Mais il faudra qu’un jour je leur raconte, parce que la Pologne coule encore dans mes veines, à la fois si belle et si terrible. Vous savez, la Pologne est comme une mère que j’ai vue mourir. Je sais qu’elle est belle encore maintenant, mais non, ça ne sera plus jamais pareil.
Alan Alfredo Geday
Comments