Michel ne trouve pas le sommeil. Son petit frère Fernand réclame une histoire, mais lui, les histoires, ça ne l’intéresse plus. Avant, il en raffolait, quand sa mère les lisait à son chevet. Quand sa mère posait ses yeux sur lui. Quand sa mère lui préparait une camomille. Quand Fernand se blottissait contre lui sous les draps et babillait joyeusement. Quand son père passait sa main sur son front, quand il était si grand et si fort au-dessus de lui, quand son ombre remplissait tout son lit, quand sa voix douce lui souhaitait bonne nuit. Quand papa et maman s’embrassaient, le croyant endormi, mais qu’il ouvrait les yeux pour les voir, les voir s’aimer. Tout ça n’est plus. Depuis qu’il est entré à l’orphelinat Saint-Sauveur, il ne veut plus rien entendre, aucune histoire, aucun mensonge, aucun espoir. Et surtout, plus une seule prière. Seule la réalité le préoccupe, la solitude, le vide, l’absence. L’absence de son père mort sur le front, le vide de sa mère, arrêtée par la police.
Les sœurs de l’orphelinat Saint-Sauveur sont gentilles, enfin pour la plupart. Sœur Bernadette, surtout, qui lui donne parfois un cachou ou une pastille Vichy. Fernand ne l’aime pas trop parce qu’elle ne sait pas raconter d’histoires et qu’elle se plaint de ses rhumatismes. Michel est content de dormir à côté de Fernand dans le dortoir. Ils sont trente-trois orphelins à dormir les uns à côté des autres, et la nuit, on entend souvent un camarade pleurer. Alors on fait semblant de ne pas l’entendre, on ferme les yeux et on essaye de penser à autre chose, à avant, à ailleurs. Mais Fernand ne pleure pas, il est resté aussi joyeux qu’avant, aussi insouciant. C’est un bon frère, la seule famille qu’il lui reste, le meilleur des orphelins de Saint-Sauveur. Michel le prend sous sa protection, lui enseigne tout ce qu’il sait, le rassure et le fait grandir. Et Fernand est un bon petit gars, il l’écoute avec attention, il ne rechigne pas, il est toujours heureux de jouer à la balle et de chanter des chansons. Et puis, il mange sa soupe, même si le bouillon de topinambour, ce n’est pas très bon, et les salsifis, ça donne envie de péter et ça pue. L’huile de foie de morue et les vitamines, ils sont obligés d’en manger une fois par semaine, et ça retourne l’estomac toute l’après-midi. Michel a envie que ça se termine, cette guerre, même s’il ne sait pas si ça changera grand-chose pour eux, les orphelins de la guerre. Les sœurs religieuses ont une peur bleue des Allemands. On les appelle « les boches », il ignore pourquoi. Ça ne fait pas vraiment peur ce nom, « les boches », c’est plutôt un surnom amusant, mais quand sœur Bernadette parle des boches, son visage grimace et ses sourcils se froncent. Quand ils vont à la plage du Môle, ils peuvent jouer et se cacher dans le blockhaus, près de la jetée. Et ils se mettent à crier « Brot ! Brot ! », et les Allemands lancent des biscuits. Les Allemands, ils donnent au moins des biscuits. À Saint-Sauveur, il n’y a jamais de biscuits.
Demain, c’est dimanche. Michel n’aime pas le jour du Seigneur, il a trop le temps de songer à sa mère quand il n’y a pas école. Pendant la messe, son esprit vagabonde, il n’écoute pas un traître mot de ce que raconte le curé. Et se confesser, à quoi bon ? De quoi ? Alors il confie sa peine au curé, il lui raconte son envie de partir, très loin, et de ne plus jamais revenir. Le curé l’écoute avec patience, lui conseille de se tenir tranquille. Il lui dit qu’un jour, très bientôt, une famille l’accueillera, qu’ils seront heureux, Fernand et lui, qu’ils pourront vivre comme de vrais enfants. Il lui dit aussi que la vie est longue, qu’il y a tout un monde dehors, que l’orphelinat n’est pas tout, que ça passera vite, qu’il oubliera. Mais Michel sait qu’il n’oubliera jamais, parce que sa solitude se transforme parfois en colère, parce que le vide se transforme parfois en tristesse, parce que Fernand, ça n’est pas assez pour faire une famille.
Alan Alfredo Geday
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