Les oiseaux atterrissent, 1967
- alanageday
- il y a 4 jours
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Ils sont au Sud Vietnam, au pied des montagnes de la région de Saigon, quelque part dans la forêt tropicale. Ce sont les marines américains du 22ème régiment. Ils attendent impatiemment leur départ du village de Than Thoi qu’ils viennent d’incendier. Leur mission était claire : « chercher et détruire tout sur leur passage », selon les mots du commandant Cliff. Les « missions cherche et détruit » consistent à envoyer des pelotons, des compagnies ou des détachements plus importants à partir d'une position fortifiée, pour localiser et détruire les unités du Vietcong dans la campagne. Les Vietcongs, c’est la guérilla communiste qui martyrise les populations locales, mais surtout, c’est le grand ennemi de l’Amérique. Les soldats fument cigarette sur cigarette, écrivent quelques lignes dans leur carnet, se dégourdissent les jambes, ou nettoient leur fusil M16. Les hélicoptères remplissent le ciel comme des nuées d’oies sauvages. Dans le vrombissement des hélices et la poussière, les marines américains se mettent en ligne. Le commandant Cliff sera le dernier à quitter ce champ de bataille. Voilà les deux premiers hélicoptères qui se posent à terre. Une dizaine de soldats s’empressent de monter à bord.
L’après-midi, les femmes du village de Than Thoi réparaient le toit de leur hutte. D’un geste habile, elles tressaient et liaient les branches de palmier. Puis, quand le soir tombait, elles préparaient le souper dehors, à la chaleur d’un feu, remuant l’eau frémissante du riz ou d’un bouillon clair. Les enfants couraient après les poules laissées en liberté, un bâton à la main. Leurs cris joyeux se mêlaient à ceux des oiseaux. Enfin, les hommes rentraient des rizières, leur large chemise teintée de sueur, le visage bruni sous leur chapeau de paille. Les villageois vivaient ainsi. Jusqu’à ce fameux jour qui commença par le chant du coq et le soleil ardent. Comme à leur habitude, les enfants s’échappèrent des huttes pour jouer ensemble, les mères balayèrent la poussière de leur hutte, les pères s’habillèrent pour le travail. Comme à leur habitude, les cochons noirs se précipitèrent sur leur mangeoire, le vieux cheval gris fut attelé à la carriole, et le chien du chef sortit monter la garde. Quand tout à coup, les villageois entendirent des bruits inhabituels, des hommes appuyer sur la gâchette, des bottes fouler le sol de leur forêt. C’était le 22ème régiment de l’armée américaine qui venait mettre fin à leur vie paisible. Le commandant Cliff s’approcha du chef du village qui se courba devant lui, les mains jointes en signe de respect.
— Tu caches des Vietcongs dans ton village, bouffeur de riz ? hurla-t-il.
— Pas Vietcong dans le village ! Pas Vietcong !
— Où se cachent les Vietcongs, sale crétin ?
Le chef du village lui fit signe que les Vietcongs se cachaient dans la forêt tropicale. Le commandant Cliff connaissait déjà la musique. Dans tous les villages où il était passé, il avait eu droit à la même réponse : « Pas Vietcong ici ! » Il ordonna aux troupes de fouiller le village de fond en comble. Les marines s’emparèrent de tous les sacs de jute qu’ils vidèrent à terre. Que du riz ! Ils espéraient trouver une arme ou un rebelle. Cela justifierait leur acte cruel. Ils éventrèrent les matelas à coup de couteau, laissant les plumes s’envoler en tous sens. Puis ils pillèrent le petit coin sacré des villageois. Les cadres de familles volèrent en éclats. Les offrandes et les idoles détruites ou récupérées. Alors que les marines opéraient dans les huttes, les femmes sortirent à la hâte, leur bébé dans les bras. Elles pleuraient, elles redoutaient le pire. Les enfants étaient terrifiés. Leurs ainés étaient impuissants face à la cruauté de l’opération « cherche et détruit ».
Le chef du village voulut se révolter et s’empara d’une hache cachée dans une botte de foin. Il fondit sur le commandant Cliff en hurlant. Il fallait sauver l’honneur de Than Thoi. Le commandant leva son arme et tira sans scrupule sur le vieil homme. La révolte ne dura que quelques secondes.
Les soldats sortirent leur zippo, ce fameux briquet populaire au Vietnam, et mirent le feu aux huttes. Les mères criaient leur haine, elles hurlaient leur rage. Toute une vie à construire ce village pour que des soldats américains le détruise. Les flammes dévorèrent les toits précaires. La fumée noire s’échappait dans le ciel. Les premières huttes ne résistèrent pas à la puissance du feu et s’effondrèrent. Les femmes fermèrent les yeux, les enfants pleuraient.
Il ne reste plus que des cendres et des visages meurtris et apeurés à Than Thoi. Que vont faire ces villageois ? Tout a brûlé, tout est parti, tout est détruit. Les marines entrent un à un dans les hélicoptères qui aussitôt prennent leur envol vers un autre village. Ils ont laissé derrière eux leur cruauté. Ainsi se veut l’opération « cherche et détruit ».
Alan Alfredo Geday