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Les couleurs du paradis, 1961


Getty Images

 

Voilà plus de deux semaines que treize Afro-américains croupissent dans une prison de Chicago. Qu’ont-ils fait ? C’était un lundi ensoleillé, il était quinze heures, la ville était doucement agitée. Les treize noirs se sont retrouvés devant un dinner, et ils se sont donnés du courage. Ils se connaissaient bien, ils faisaient partie de la même paroisse, et ils avaient même déjeuné ensemble la veille, du poulet frit autour d’une grande table nappée, après la messe dominicale. C’est à ce déjeuner qu’ils s’étaient galvanisés, tous ensemble, ils étaient bien décidés à défendre leurs droits. Ainsi, ils sont entrés dans le fastfood, se sont assis sur les banquettes en faux cuir rose, au bar brillant comme les jantes en aluminium d’un cabriolet, autour des petites tables en formica turquoise, et ils ont commandé des tasses de café. Les clients blancs étaient écœurés de voir cette meute d’Afro-américains occuper les places de leur dinner préféré. Une bonne femme a failli s’étrangler avec son donnut. Le sucre glace s’est échappé de ses narines en un nuage blanc. On aurait dit l’un de ces taureaux de dessins animés, avait pensé l’un des treize rebelle. Une petite fille avait renversé son milkshake à la vanille. Elle avait l’appétit coupé. Sa mère l’avait serré contre elle pour la protéger des indigents. Et enfin, un grand bonhomme à la moustache blonde et au front dégarni s’était levé d’un coup, avait remonté les manches de sa chemise de bûcheron et la ceinture de son jean, bien prêt à en découdre. Les treize noirs n’avaient pas bronché, ils étaient restés impassibles, sereins et pacifistes. Ils voulaient juste boire un café en ce beau lundi.

 

« Qu’est-ce que cette pagaille ? » avait hurlé le gérant du dinner. « Pourquoi tous ces noirs dans mon restaurant ? » s’était-il emporté de plus belle. Une serveuse avait décroché le téléphone et avait appelé la police pour mettre fin à cette zizanie. Les policiers étaient arrivés prestement. Ils roulaient des mécaniques comme des cow-boys, la main sur leur revolver. C’étaient des durs. On avait intérêt à leur obéir. Accolés à leurs jambes, deux gros bergers allemands montraient leurs babines. Les treize Afro-Américains s’étaient retournés comme un seul homme. Ils avaient croisé les bras, la mine renfrognée. « On restera là » avait clamé l’un d’eux. Les policiers lâchèrent les chiens. Un officier particulièrement zélé asséna le premier coup de gourdin. Un autre tira au hasard, pour effrayer les intrus, et fracassa la machine à milkshake. Un chien sauta au visage d’un noir et lui mordit la joue. Il se débattait sans un mot, la douleur ne lui sortit pas un cri. La petite fille se mit à pleurer. Le moustachu se rassit, hébété. Il y eut même une femme pour s’offusquer : « Mon Dieu, quelle violence ! On ne traite pas les gens ainsi ! ». Sa voix était tremblante mais convaincue. Quelques minutes plus tard, les treize hommes étaient menottés et sortis du dinner, la chemise en lambeaux, le visage meurtri, mais toujours silencieux. Les policiers les escortaient fièrement jusqu’à leur voiture. Ils étaient des héros. « Bravo ! » avait conclu le gérant en passant un coup de torchon sur le comptoir dégoulinant de milkshake.

 

Voilà plus de deux semaines que le drame est passé. Edward Hann ne peut rester sans rien faire. Il ne laissera pas la police agir en toute impunité. Un frère, un cousin et un ami de longue date sont derrière les barreaux à cette heure. Ils sont sans doute insultés, affamés, assoiffés. Bien sûr, on ne peut pas prendre de leurs nouvelles. Et on ne sait pas quand ils pourront sortir. Leurs femmes se morfondent, inquiètes, font les cent pas, rassurent leurs enfants qui braillent. Cette image lui retourne le cœur. Ces pauvres gars sont à la merci des policiers, et certains racistes sauront profiter de cette aubaine. Sur ces pensées, il prépare une pancarte, la fourre dans le coffre de sa voiture et prend la direction de ce fichu dinner. Il a pris soin de passer quelques coups de fil, il s’agit de rassembler un maximum de personnes pour revendiquer la libération des treize rebelles.

 

Une vingtaine d’hommes et de femmes, noirs et blancs, scandent devant le dinner : « L’Amérique pour tous », « Dieu a créé les noirs et les blancs » « Pas de ségrégation au Paradis ». Et derrière son comptoir, une serveuse décroche le téléphone…

 

Alan Alfredo Geday

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