Portés jusqu’à l’usure complète, ces vêtements ont été cédés aux chiffonniers, que l’on appelle aussi les « biffins ». Ces derniers voyagent à pied, de ferme en ferme, de rue en rue. Ils mènent leur charrette tirée par un âne ou un chien sauvage afin de transporter leurs trouvailles dans les granges où s’élèvent des montagnes de fripes. Ensuite, ils n’ont plus qu’à dévoiler leur trésor sur les places publiques. Et si rien n’est gratuit, le troc est une coutume répandue. On échange des vêtements contre une assiette ou de la verrerie à très bas prix. Ainsi, en ce samedi matin, sur la place principale de Liverpool, de nombreuses familles se sont aventurées dans le froid à la recherche d’écharpes et de pullovers en laine. Le frimas de l’hiver pousse les habitants de Liverpool à se bien se couvrir. Se réchauffer coûte cher, et on ne dira jamais non à une pièce dix fois moins chère qu’en magasin. De vieilles poussettes sont utilisées pour exposer les linges. Elles font office d’échoppe ambulante. On n’est pas là pour choisir, mais pour chiner. Parfois, on peut s’énerver contre une mère qui fait essayer un pull à son fils. « Dépêche-toi ! » lui lance-t-on. Il n’y a pas le temps, il faut faire vite pour ne pas laisser passer sa chance de trouver la perle rare. Les mères sortent quelques pièces de leur poche. C’est le budget de cette saison. Huit livres sterling ! C’est tout ce qu’on a ! Et on pense trouver exactement la pièce qu’il nous faut. Ça fait des heureux mais aussi beaucoup de déçus.
— C’est un mocassin de quatrième main ! hurle le vendeur. Il a été porté quatre fois, et je suis fier de vous le revendre au prix dérisoire de cinq livres ! Mocassin de quatrième main ! Cinq livres !
— Nappes de tables à prix cassé ! hèle une chiffonnière. Douze nappes de tables blanches comme le lin de la famille royale… Essayez, venez touchez, jugez par vous-même ! continue-t-elle en dépliant l’une d’entre elles.
— Cette paire est trop petite pour moi ! se plaint un client en essayant les chaussures.
— Un jour viendra, une paire rien que pour vous ! le rassure le vendeur.
— Ces nappes sont merveilleuses ! Vous avez dit blanc comme la famille royale ! J’en voudrais trois, s’il vous plait, propose une acheteuse.
— Je vous en vends six au prix de cinq ! J’espère que ça vous va ! réplique la chiffonnière.
— C’est une affaire ! s’enthousiasme la dame.
Parmi les chineuses de la place de Liverpool, on reconnaît Mary, la mère de huit garçons qui courent dans les rues du matin au soir. C’est une bonne cliente, ses fils ne cessent de rentrer à la maison à moitié nus après une escapade dans un terrain vague, une aventure ou une bagarre. Paul, Joe, John, Kevin, Brian, Calvin, Georges et Charles sont des vauriens qui donnent du fil à retordre à cette pauvre Mary. Bien sûr, elle sait repriser les chaussettes, détricoter et retricoter pour récupérer la laine, rapiécer les coudes et les genoux et calfeutrer les trous, mais ce n’est pas suffisant ! Ses garçons ne font attention à rien ! Ils se tirent par la manche, ils sautent dans les fossés, ils font sauter les boutons de leur chemise rien qu’en l’enfilant ! Mary est dépitée, presque tout son salaire se perd dans l’achat de vêtements, et le reste part dans un bouillon et du porridge. Elle n’a même plus un sterling pour changer de fichus, et ça fait bientôt quinze ans qu’elle porte le même, noué sous le menton et râpé jusqu’à la corde. Quinze ans que son homme s’est fait la malle, quatorze ans que le dernier est né, et ce dernier, c’est Charles, le plus casse-cou et le plus casse-pied. Ce petit blondinet au visage angélique cache bien son jeu, c’est une vraie terreur malgré ses joues roses. « Pauvre Mary » chuchote-t-on en lui laissant la place devant la poussette de la chiffonnière.
Alan Alfredo Geday