Jenny est la fille d’un ouvrier de la sidérurgie. Elle fait partie de cette génération qui n’a pas connu Glasgow dans les années d’industrialisation. Au temps de son grand-père, la ville se distinguait par son immense port où accostaient des voiliers de l’Empire britannique pour approvisionner le royaume en tabac, sucre et coton. Les docks étaient remplis de travailleurs et les quais abondaient de monde. C’était une ville incroyable ! Il y avait tant à voir ! Les porteurs étaient grands et forts, c’étaient de vraies bêtes de travail, des hommes comme on n’en fait plus ! Ils déchargeaient les navires et portaient des caisses énormes sur leurs épaules, comme des buffles. Puis les vendeurs venaient sur les quais pour récupérer de quoi vendre sur le marché de Glasgow. Un marché immense, avec tout ce dont on pouvait rêver. On travaillait dans le textile, la manufacture de tapis, la menuiserie, la fabrication de cigarettes et même l’édition ! « C’était Byzance », aime à raconter le grand-père de Jenny. « Mais j’ai grandi en voyant la ville changer. Maintenant, on travaille surtout dans la sidérurgie et l’acier. Des choses dures et froides, sans odeur… » soupire-t-il. « Et puis, tous ces bâtiments qui ont été détruits. On a été jetés de chez nous… On disait que les logements étaient insalubres, mais c’était chez nous ! C’est vrai qu’on partageait les toilettes à dix familles, que les cafards grouillaient, que le plafond s’effritait et tombait dans la soupe mais… J’ai de beaux souvenirs de l’ancien temps. »
Aujourd’hui, Jenny a décidé de jouer aux canettes. Elle ne veut pas vendre des friandises ou des biscuits qu’elle mettrait dans les canettes mais jouer aux boîtes de conserve derrière les tènements. Quelle est la règle du jeu ? Les enfants qui l’entourent lui posent la question. Elle-même ne sait pas vraiment comment jouer aux canettes. Mais elle en a beaucoup.
— On pourrait viser et lancer un caillou sur chaque canette, propose le garçon.
— C’est un jeu d’hommes enfin, s’exaspère Jenny. Si on jouait au supermarché ! finit-elle par proposer.
— Au supermarché ? C’est ennuyeux, tellement ennuyeux ! réagit le garçon.
Et à qui pourrait-elle vendre ? Jenny se renfrogne. Elle n’a pas collectionné toutes ces canettes vides pour rien. Elle compte bien s’en servir un jour quand elle deviendra femme. Elle pourra ranger des choses à l’intérieur comme de la coutellerie ou une cuillère en bois. Le garçon insiste pour jouer au lance-pierre et Jenny est enquiquinée. Faut qu’elle trouve quelque chose. Les enfants la regardent manier, poser et déposer, soulever et inspecter toutes ses canettes. Mais Jenny rêve d’autres choses. Elle rêve de vendre et de satisfaire ses clients. Verser du lait dans les canettes ! C’est trop facile. Elle pourrait faire du chocolat chaud. Mélanger du cacao à du lait ou même du jus d’orange.
— On ne peut pas boire dans une canette, dit le garçon. Ça peut blesser les lèvres…
— C’est vrai mais je ne veux pas que l’on joue au lance-pierre, dit Jenny indécise.
— Que vas-tu faire avec toutes ces canettes ? demande le garçon.
Elle sait très bien ce qu’elle va faire. Ici, les ouvriers de Glasgow rêvent d’un plat chaud. Mais le problème, c’est qu’il y en a beaucoup trop et elle n’a pas assez de canettes. Elle pourrait aller au marché de Glasgow et se mettre d’accord avec une vendeuse ou un vendeur pour un sac de haricots blancs. Elle sait cuisiner les haricots blancs. Il suffit de les chauffer dans de l’eau bouillante et d’ajouter du sel. Mais que dirait son père s’il apprenait que sa fille Jenny sert des plats chauds aux ouvriers de Glasgow ? Son grand-père comprendra, lui qui vendait du sucre dans l’ancien temps, il comprendra. Elle dira qu’elle veut que l’ancien Glasgow vive encore, elle dira qu’elle a envie de vendre quelque chose qui donne le sourire, et il comprendra.
Alan Alfredo Geday