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Les Anges de la Boue, 1966


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Le fleuve de l’Arno était sorti de son lit. Florence était un paysage lunaire, Florence ressemblait au versant d’un volcan. Tout était noir de gris. On ne savait plus ce qui était juste, ce qui était propre et ce qui était boueux. Un vrai déluge. Florence était tombée, Florence était menacée. Alors les habitants des contrées voisines accoururent, alors chacun se sentit responsable et impliqué. On appela « anges de la boue » ces hommes et ces femmes qui vinrent sauver le patrimoine florentin. Ils ont œuvré de plein cœur et de plein gré. Rendre à Florence sa beauté d’antan. Ne pas laisser les œuvres de ces artistes connus ou inconnus disparaître dans la terre boueuse.

 

— Viens, on va faire des glissades ! propose le petit Giovanni.

— Maman ne veut pas qu’on sorte, elle dit qu’on va se salir ! lui répond son frère Paolo.

— On le dit pas à maman, viens, on sort, on va pas rester ici ! insiste Giovanni.

Les deux frères sortent en catimini. Ils ont enfilé leurs bottes pour les glissades et se réjouissent déjà. Ils profitent que leurs parents aident au nettoyage de la ville. Ils ne s’apercevront de rien, ils n’oseront pas les gronder. Et aujourd’hui, il n’y a pas école, et c’est un jour de fête pour les enfants. En sortant, Giovanni et Paolo s’étonnent de toute cette agitation. On ramasse la terre avec des pelles, on sort les œuvres d’art des églises, on s’organise pour sauver la ville comme des fourmis déplaçant des miettes. Les gens pleurent, prient, se lamentent : « Madone, Madone, aidez-nous ! » entendent-ils. Mais Giovanni et Paolo n’ont pas peur, Florence sera toujours Florence, et tout ça n’a aucune importance. Ils ont confiance en l’avenir, les enfants n’imaginent aucun bouleversement possible, la vie sera toujours comme ils la connaissent.

— Je connais un endroit parfait pour s’amuser ! s’enthousiasme Giovanni.

— Où ça ?

— Dans la cour de l’église Santa Maria del Carmine !

— C’est pas bien de jouer dans les lieux sacrés, a dit maman !

— Si on n’est pas dedans, c’est pas grave ! le rassure Giovanni.

Giovanni et Paolo entrent dans la cour de l’église. La boue a recouvert la pelouse, et les arches semblent s’enfoncer dans la terre. Les deux garçons se mettent à courir et à glisser, ils tombent, ils se relèvent, ils crient, ils profitent de ce jour sans école devant l’œil nonchalant d’un ange de la boue. Mais tout à coup, ils aperçoivent une statue de la Madone sortie de l’église et trônant dans la terre puante. Elle est là, protégeant la ville entre les arcades. Elle est belle et rayonnante, elle est figée dans la boue. Qu’elle est grande cette statue ! Les deux garçons s’approchent d’elle. Giovanni effleure l’une de ses étoiles. Il n’a jamais été aussi proche de la Madone. Il en tombe soudainement amoureux. Mais Paolo le devance et lui tend un baiser sur la joue. « Belle Madone, pourquoi les anges de la boue n’ont pas d’ailes comme sur les dessins des églises ? » demande Giovanni comme si elle était vivante. Paolo observe la bouche de la Madone. C’est une bonne question. La Madone ne semble pas réagir, elle ne répond pas. Mais les deux garçons savent qu’elle a entendu, parce que tout à coup, l’ange de la boue de la cour se met à rire.

 

Alan Alfredo Geday

 

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