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Les amoureux de Glasgow, 1958


 

Mary et Thomas ont treize ans. Ils sont nés et ont grandi dans le bidonville de Glasgow. Ici, à Glasgow, les enfants grandissent sur les pavés, ils écument les jours à dessiner à la craie, à courir dans les ruelles, à casser les vitres au lance-pierre, à sauter à la corde. Un sou est un sou à Glasgow, un sou pour des journaux vendus, pour du lait porté, pour un jour à la mine, pour un petit larcin. Et une soupe est une soupe. Le porridge, Thomas l’aime tiède et Mary l’aime chaud. Le cinéma, ils en rêvent parfois, et Thomas promet à Mary de l’emmener voir un jour un film des studios Hammer. La Hammer, c’est cette société britannique qui produit des films d’horreur grand public. C’est Frankenstein, Dracula ou La Momie, c’est un florilège de frissons et de femmes qui crient. Thomas rêve de devenir un acteur de la Hammer, il porterait des costumes effrayants, il parlerait avec un accent pointu, il aurait les sourcils fournis et le teint blafard, il serait un aristocrate tordu et cruel. Il jouerait, autrement que dans la misère du bidonville, un personnage admiré et craint sur tous les écrans d’Angleterre.

— Et moi, je serais qui ? demande Mary.

— Une comtesse, avec une perruque et une robe énorme, fabuleuse, qui tomberait comme une grosse cloche. Et puis tu serais maquillée, avec du rouge à lèvres et tout le tintouin… répond Thomas en mimant la scène.

— Et je serais cruelle ? Je serais puissante ?

— Très ! Tu tuerais les paysannes de ton comté pour en boire le sang au petit-déjeuner !

— Mais c’est affreux ! Et toi ? Tu serais le comte ? Tu m’aimerais quand même ?

— Bien sûr ! Je te protégerais des révoltes, des exorcistes et des monstres.

— Et si je devenais laide et vieille, tu m’aimerais quand même ?

— Avec le sang des paysannes, tu resterais jeune et belle, ne t’en fais pas, la rassure Thomas en enroulant son bras autour de ses épaules.

— Et si…, hésite Mary. Et si je ne suis jamais comtesse et que je deviens laide et vieille, ici à Glasgow ?

— Je deviendrai laid et vieux avec toi, alors.

— Tu travailleras à l’usine ?

— Oui.

— Tu deviendras chef d’atelier ?

— Oui.

— Et moi, je deviendrai quoi ? s’inquiète-t-elle.

— Tu élèveras nos enfants, pardi !

— Nos enfants ? Combien ?

— Huit ! Six filles et deux garçons ! s’enthousiasme Thomas.

— Mais c’est énorme ! Huit ! Je n’y arriverai jamais ! Disons cinq, tu veux bien ?

— Va pour cinq. Mais alors l’aîné s’appellera Thomas Junior.

— Et si c’est une fille ? Mary Junior ?

— Mary Junior… Mary Junior… réfléchit Thomas.

— Oui, c’est vrai ça ne sonne pas bien, admet Mary. On l’appellera Comtesse.

— Comtesse, ça fait un peu chien-chien à sa maman. Viens Comtesse ! Va chercher Comtesse ! s’amuse Thomas en lançant un caillou devant eux.

— Comtesse n’a pas trouvé ton caillou, je ne la vois pas revenir ! plaisante Mary.

— C’est pas grave, on a encore quatre autres enfants…

En haut des escaliers qui surplombent le bidonville, Mary et Thomas s’amusent. Ils pourraient parler ainsi des jours entiers, ce qu’ils font, des nuits entières, ce qu’ils feront, jusqu’à devenir vieux et laids, dans un appartement d’un immeuble de briques, ici, à Glasgow, avec autour d’eux cinq, quatre, ou huit enfants. Thomas se penche au-dessus du visage de Mary, elle lui sourit, il l’embrasse. Ils ont treize ans et ils sont heureux.

 

Alan Alfredo Geday

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