Je m’appelle César. Je suis Marseillais. Mon père était pêcheur et mon grand-père aussi. Au-delà, je ne connais pas l’histoire de mes aïeux. Cet appartement qui a une vue imprenable sur le Vieux-Port de Marseille est à moi. Quand je dis qu’il m’appartient, je veux dire que j’ai longtemps refusé de le vendre, je me suis battu pour le garder, je suis resté ici pendant la Seconde Guerre mondiale et le régime de Vichy, je ne le quitterai pour rien au monde. Aujourd’hui, je suis vieux. Mais cette vue qui s’offre à moi tous les jours : qui pourrait y résister ? J’attends de rendre mon dernier souffle sur ce balcon. J’en ai de la chance. Ce n’est pas cette chance que l’on a quand on joue au tarot, encore moins cette chance que l’on a quand on joue à la pétanque. Loin de là. Je vais tenter de vous éclairer à ce propos.
Peu de Marseillais connaissent ce bonheur, celui d’observer l’agitation du Vieux-Port de Marseille dès les premières heures du jour. Les pêcheurs ramassent leurs filets et quittent le port. Les premières gorgées de café noir coulent dans ma gorge. J’adore le café. Avant toute chose, je bois mon café. Quelle chose pourrait-elle être ? Du tabac ! Pour moi, la cigarette du matin est sacrée. « Oh très Sainte Vierge, obtenez-moi le pardon de votre fils de ces vaines pensées ! » Mon tabac s’effrite et craquelle entre mes doigts. J’allume ma cigarette, la lune est encore écarlate, le matin encore noir. Je n’ai pas la force de lire le matin, encore moins de prononcer une prière. Seul le café, seule la cigarette et les effluves de la mer salée qui me piquent le nez. Marseille est bleue, dit-on. Bleue et rose comme ses toits. Et vallonnée. Longée de calanques qui résistent à la mer comme des dents acérées, Marseille est la ville de l’hymne national français. Comme lui, énergique et violente. Quand le soleil se lève sur le Vieux-Port, les habitués, les sans-abri, ceux qui aiment Marseille, dorment encore d’un sommeil profond sur les tas de filet détériorés. Ils ne vont pas tarder à se lever.
Quelques heures plus tard, le long de l’eau, les auffiers fabriquent des cordages et des filets. À leurs côtés, les vanniers tressent de larges paniers, des nasses en forme d’entonnoir et des cabas à deux anses. Je connais la difficulté de fabriquer un filet. J’étais moi-même pêcheur et je m’occupais parfois de les raccommoder. Les vendeuses font vibrer le port. Leur voix éraillée semble ricocher sur les pavés avant de se perdre dans le vent de la mer. Leur corbeille déborde de poissons frais. Quelle bonne pêche ! Des saupes, des oursins, des bulots et mille autres créatures bizarres… Une odeur acide me monte au nez, creusant un sillon parmi les effluves salés de poissons. Je tourne la tête et reconnais la vendeuse d’oranges qui épluche ses fruits d’un seul tenant. Chaque fruit fait apparaître ses juteux quartiers, un à un désarmés avec une régularité presque musicale. Un jeune homme est bousculé par un enfant qui court. Les bambins par dizaines viennent chiper les épluchures jetées à l’eau. On s’esclaffe, on se chamaille pour un morceau, on se montre avec fierté l’épuisette en fil de fer qu’on s’est confectionnée. Les enfants d’ici chahutent allègrement au milieu des travailleurs. Qui les surveille ? Une vendeuse de poissons interpelle son fils : « Apporte mon couteau à l’amoulaîre. » « Qui vau faire amoula ? » clame l’amoulaîre. Je suis toujours émerveillé par les étincelles qui jaillissent de sa meule. L’amoulaîre, vêtu d’un grand tablier de cuir à bavette, pédale pour faire tourner sa meule et aiguise pour quelques francs les couteaux et les ciseaux des marchands du Vieux-Port.
Je ferme les yeux, c’est l’heure de la sieste. Une sieste dans l’agitation du port. Je me souviens des citronnades de mon enfance, quand j’attendais mon père qui jouait à la pétanque, sagement assis à la terrasse du café du port, ce café où travaillait Fanny. Fanny, c’était ma tante. Une grosse fille à la poitrine généreuse qui faisait tourner la tête de tous les garçons. Fanny tomba amoureuse d’un beau gars très élégant lors d’une fête de la Libération. C’était un Parisien qui l’emmena dans sa ville. Quand elle revenait pour Noël, nous déplorions son nouvel accent pointu. Elle avait perdu l’accent chantant de Marseille. Et je me souviens de la Grande Guerre, quand j’étais soldat, quand je portais la moustache. Je me souviens de ma mère qui ne voulait plus me laisser repartir quand j’étais en permission. Elle me préparait des escargots à l’ail, mon péché mignon. Ah, les escargots de ma mère… J’ouvre les yeux et les oreilles et j’aperçois sur le port une vendeuse d’escargots : « À l’aïgo-sau lei Limaçouns. » Elle dépose un landau rempli de petits escargots blancs à coquille en spirales, cuits dans un bouillon à l’ail et au sel. Elle enroule un cornet qu’elle tend aux clients avec un large sourire. Chacun sa place, chacun sa tâche. À côté d’elle, l’estrassaire interpelle les passants : « Estrassaire, chiffonnier ! Estrassaire, chiffonnier ! » Le vendeur ambulant porte sur son épaule de vieux chiffons et même une peau de lapin. Il doit certainement revendre ces tissus et cette peau sur le marché. Je tourne mon regard jusqu’au fort Saint-Jean dont le fanal surplombe la ville entière et conclut une longue muraille qui prend des teintes ocrées sous le soleil du matin. Connaissez-vous les fêtes de la Saint-Jean ? C’est à la Saint-Jean que je connus ma défunte femme Jeannette. Elle venait d’Aix-en-Provence, elle portait une robe à volants rouge et un chapeau de paille. Jeannette n’est plus, mais elle a laissé son empreinte sur le port. Vous voyez cette barque qui revient vers les pontons ? Elle porte le nom de ma femme Jeannette. C’est normal, c’est mon fils et mon petit-fils qui l’ont gardée. Et ils ne vont pas tarder à rentrer.
Alan Alfredo Geday
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