Je suis né au siècle dernier, vers 1830. Mais qu’importe ! Je ne connais pas ma date de naissance exacte, mais il y a une chose dont je suis certain. C’est qu’aujourd’hui, je suis un vieux berger. Je dois avoir plus de quatre-vingts ans. Je suis très vieux, très vieux ! Et je suis resté lucide. Je suis né dans ce village dans la commune des Baux-de-Provence. Les hivers sont doux et secs. Mais moi, j’ai besoin de me réchauffer devant ma cheminée quand le soleil se couche. Les grandes gelées sont très rares, et la brise du soir est ma seule ennemie. Le mistral souffle en moyenne cent jours par ans. Je dois avoir une quinzaine de brebis. Au printemps, nous partons vers les pâturages, dans les montagnes que l’on appelle « les estives », et à l’automne nous redescendons dans la plaine, après avoir profité des prairies herbeuses. Le village des Baux-de-Provence regorge de traditions. Le déplacement des troupeaux est une fête pour tous les habitants. Ce sont mes deux « border collies » qui m’aident le plus. Ils rythment et guident les brebis lorsqu’elles redescendent la plaine. Il y a une vingtaine d’années, je vivais dans la montagne avec mon troupeau. Je dormais dans une cabane de berger, un « cavolar », pour y faire du fromage. Mais aujourd’hui, du haut de mon âge avancé, je n’ai plus la force de me déplacer. Je reste ici au village. Heureusement que Colette est là pour emmener les brebis brouter à travers l’arrière-pays. Colette est une femme adorable. Elle doit avoir une vingtaine d’années, et elle rêve d’aller coudre à la capitale. On a tant de rêves à cet âge-là. Paris ! Quel enfer ! Je suis allé à Paris deux fois dans ma vie. J’ai l’impression que les Français ne se connaissent pas là-bas. Les calèches circulent partout dans les rues, les femmes sont très apprêtées, elles mettent des heures à se poudrer, à serrer leur corset et à enfiler leur immense robe. Ici, les femmes ne font pas autant de manières ! Paris a même été la capitale de l’Exposition Universelle. Cette Tour-Eiffel ! Quelle abomination ! Une tour de fer ! Moi je préfère les arbres et les prairies à toute cette grisaille ! Je dis à Colette : « Quand tu seras à Paris, ne m’oublie pas ! Et n’oublie pas la beauté de notre pays ! » Colette est adorable. Elle m’a offert un chat de gouttière pour Noël. Je n’ai pas tout de suite apprécié le cadeau, moi qui n’ai jamais connu que la compagnie des chiens ! Et pourtant, je me suis attaché à cette boule de poil, après lui avoir ôté ses puces. Pour Noël, les familles du village s’étaient réunies à l’église Saint-Vincent des Baux pour la messe de minuit. La crèche était vivante. Une charrette tirée par un bélier, décorée de feuillage et de bougies, apportait un agneau nouveau-né. Des bergers volontaires et pieux avaient baisé les pieds de l’enfant Jésus. Ils avaient ensuite passé l’agneau de bras en bras avant de le donner en offrande. Mon village regorge de traditions !
Tout à coup, le vieux berger entend des cloches tinter, des aboiements et des sifflements. Ce sont les brebis qui rentrent ! La journée était longue. Attendre ici toute la journée, c’est difficile pour un homme, mais pour un vieux berger comme lui, le temps est rempli de paysages passés. La porte s’ouvre. Les deux chiens se ruent à ses pieds en secouant la queue. Colette s’approche de la cheminée pour raviver le feu. Il fait bon vivre, le soir, à la lueur des braises et en si bonne compagnie. Mais où est le chat ? Il ne s’est pas encore habitué aux chiens et se terre sous une chaise. « Il n’est pas très sociables, lui non plus… » conclut le vieux berger.
Alan Alfredo Geday
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