Au début du douzième siècle, Louis VI Le Gros s’installe à Paris, devenant alors la capitale du royaume de France. Depuis la fin de l'époque romaine, la ville s’organise autour de la Seine, avec ses chemins de halage sur les deux rives, son affluent la Bièvre et ses trois îles : celle de la Cité, déjà urbanisée, et deux autres encore sauvages, qui deviendront l'île Notre-Dame et l'Île aux Vaches. Les collines de Montmartre, Ménilmontant, Vaugirard ou Belleville s’élèvent autour des terres marécageuses et nauséabondes. Louis le Gros prend une décision marquante pour la Ville Lumière en établissant, hors des murs, le premier marché central sur le lieu-dit « Les Champeaux », c’est-à-dire les « petits champs ». Puis quelques décennies plus tard, Philippe-Auguste l’agrandit et fait ériger deux bâtiments pour accueillir drapiers et tisserands. Les petits champs se transforment en quartier. Les Halles sont nées. Le ventre de Paris commence à gargouiller.
Le monstre tentaculaire décrit par Émile Zola prend pour décor l’œuvre de Baltard. Cet architecte de renom souhaitait construire le « Louvre du peuple ». Selon le désir de l’empereur Napoléon III et sous l’administration du célèbre baron Haussmann, douze pavillons sortent de terre en 1852. Ils reposent sur des colonnettes de fonte et sont couverts de vitrage, comme des serres à papillon. Une rue centrale sépare deux groupes de six pavillons et chacun des édifices propose sa spécialité : viandes, poissons, fleurs, fruits et légumes…
Pendant l’entre-deux guerre, le ventre de Paris n’a pas cessé de palpiter. Les automobiles s’agglutinent devant les pavillons. On charge, on décharge les cageots, on se presse. On est étourdi par les pneus qui crissent, les klaxons qui retentissent, les invectives, les râles, des bottes qui claquent sur les trottoirs. Mais enfin, on est toujours charmé par la vie palpitante des pavillons. Dans celui-ci, les maraîchers présentent fièrement leurs étals flamboyants. Les choux veinés de printemps, les carottes sableuses, les aubergines luisantes, les tomates boursouflées aux accents de soleil, les pommes de terre s’échappant des sacs de jute. Quelques radis pointent leur nez rose au milieu des salades fatiguées. Et ici, comme des cailloux sur la plage, les lentilles brunes, les fèves, les pois et les haricots. Et quels étranges coquillages que ces céleris, ces blettes et ces endives. C’est comme ça, on ne sait où donner de la tête mais on est vite captivé par ces grandes affiches : « Un régal sans égal ! », « Chez Meursault et fils », « Roger, un amour pour la mer ! » Chacun vante ses mérites et sa marchandise…
Chez « Un régal sans égal », le boucher se concentre. Sa boucherie est la plus grande de Paris. Les gibiers pendent sur des hoquetons, lapins tête en bas et faisans aux pattes ficelées, attirant les curieux par la beauté de leur plumage chamarré. Les têtes de sanglier dévoilent leurs défenses, les cerfs leurs bois, et lancent aux passants des regards vitreux. Les charcuteries sont nombreuses, saucisses, boudins, jambons, andouilles et autres succulences odorantes. Le boucher est fier comme un coq. Et l’on entend son hachoir s’abattre sur les côtes d’un bœuf ensanglanté. C’est le bois qui claque et qui résonne. Deux porcs, toutes tripes dehors, sont étendus sur sa table métallique. Le boucher aiguise son hachoir minutieusement avant de s’emparer d’un cochon. Le boucher n’apprécie pas les parfums des légumes du marché. Il préfère les effluves de son jambonneau fumé.
Cet homme achète deux œufs pour le prix d’un. Un œuf bouilli, ça réchauffe et ça calle en hiver ! Tout à coup, le ciel laisse un rayon de soleil traverser la verrière du marché des Halles. De ce côté, deux familles font la queue pour un plat cuisiné. Qu’est-ce que cette soupe étrange ? « Bouillabaisse ! Bouillabaisse poivrée à votre goût ! » Roger le poissonnier se réjouit. Sa femme vend mieux que lui. Avec le reste de ses poissons, elle vend la soupe marseillaise aux amateurs. Il fait froid l’hiver et on a besoin de se réchauffer. On a besoin de se remplir l’estomac. Le ventre de Paris gronde. Le ventre des Parisiens se remplit.
Des camions viennent d’arriver et les vendeurs font la criée ! En provenance de Bourgogne, la Normandie, ça arrive ! Puis c’est autour de la Champagne de faire son entrée royale dans les allées du marché au son des klaxons !
Alan Alfredo Geday
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