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Le silence de Dieu, 1940


Getty Images

 

Levé ce matin aux aurores, Giancarlo a décidé d’emmener ses deux fils sur les sommets des Alpes. Quoi de plus beau ? Sa femme, la mère de ses deux fils, est décédée depuis trois ans. La montagne est devenue un lieu de recueillement pour Giancarlo et ses deux enfants. Le deuil s’opère dans le calme et l’effort. Ce matin, chacun des deux fils propose un itinéraire, mais Giancarlo souhaite emprunter un chemin qu’ils n’ont jamais escaladé. « Il nous faudra un guide » insiste le premier. Un guide, c’est sûr, c’est mieux. Il connaît la montagne et peut accompagner Giancarlo et ses deux fils. « On trouvera certainement un berger au village », suggère le deuxième.

 

Au pied du village, chaque fils endosse son sac pendant que Giancarlo essuie ses lunettes de soleil. Ils ont quelques provisions pour cette journée de dimanche. Quelques tranches de jambon de Parme et des lamelles de parmesan. Ainsi qu’une bouteille d’eau. Le berger ouvre une carte et leur montre les différents itinéraires qu’ils pourraient emprunter :

— Ici, c’est la route vers le village de Bolzano, propose le berger.

— On ne veut pas de route, nous voulons grimper dans les montagnes, s’enthousiasme l’un des fils.

— Doucement, mon fils, le retient Giancarlo.

— Oui, nous voulons un chemin qui mène aux cimes, insiste son frère.

— Je peux vous proposer ce chemin-là… il est abrupt et difficile. Mais il faudra me suivre jusqu’au bout.

Les voilà qui s’éloignent du village. Les toits ne sont plus que nuances et couleurs qui se perdent en altitude. On ne distingue plus le clocher. Le village va bientôt devenir un point de la grandeur du pouce.

 

Dieu, souvent considéré comme le rocher sur lequel l’homme peut s’appuyer, est accessible à celui qui entreprend de gravir les montagnes. Moïse grimpa en haut du mont Sinaï, Jésus fit un discours à ses disciples sur la montagne qui surplombait Génésareth, et « si la montagne ne va pas à Mahomet, Mahomet ira à la montagne », dit-on. Mais les montagnes sont aussi des frontières. La nature a créé des murs que les hommes repoussent à des fins politiques, puisqu’aucune frontière ne va de soi, puisqu’aucune frontière n’est l’œuvre de la nature, ligne imaginaire jalousement gardée, ligne imaginaire qui ôte tant de vie et inspire tant de rêves. Pendant cette guerre qui déchire l’Europe, la chaîne des Alpes est convoitée. Mais Giancarlo et ses fils ne sont là que pour le plaisir d’escalader les montagnes, de se promener dans le silence et l’immensité. Loin des bruits étouffés de la ville, on entend chaque caillou qui dégringole, chaque cri d’oiseau, chaque pied qui s’enfonce dans l’herbe. Loin des vapeurs des voitures, on respire l’air pur qui s’engouffre entre ces géants de pierre. On médite, on transpire, on contemple. On est en quête d’harmonie. La guerre n’a pas fini d’échauffer les esprits, mais ici tout est calme et beauté. Les hommes sont émerveillés par le spectacle. La beauté du paysage leur donne l’amertume de redescendre et la force de grimper plus haut. Toujours plus haut sur les cimes où ciel et terre se touchent. 

 

Ils marchent, ils grimpent. Les oiseaux se sont tus, le brouillard enveloppe les hommes qui montent toujours plus haut à la recherche du silence. Les hommes se donnent du courage, ils ne peuvent pas rebrousser chemin. Toujours aller plus haut, avec force. Ici, la neige est éternelle. Ici, les rocheuses appartiennent à la création. C’est un mystère qui entoure les alpinistes. Cette neige éternelle ne fond jamais. Elle repose, elle attend, elle est inerte. Les montagnes ne bougent pas. Elles se laissent gravir, elles dépassent les nuages pour toucher le ciel, elles sont inertes. Les alpinistes refusent de parler pour garder leur énergie. Ils peinent à respirer. Ils admirent.

 

— Si mamma était avec nous, dit avec nostalgie l’un des fils.

— Elle n’aurait pas payé cher pour cette balade, répond le deuxième.

— Au moins, elle est partie en paix. C’est l’essentiel.

— Où qu’elle soit, je la ressens ici dans la montagne. J’ai l’impression qu’elle nous entend, qu’elle entend l’écho de nos voix.

— Nous devons redescendre, insiste le berger. Le vent se soulève, et nous risquons d’être pris dans une tempête.

— Partons ! insiste Giancarlo. La montagne saura nous attendre.

 

Alan Alfredo Geday 

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