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Le Savoy Ballroom de Harlem, 1954


Getty Images

 

Mike serre le nœud de sa cravate. Il est beau, il est prêt à séduire. Il n’est pas un vieux garçon, il a tout le temps pour vivre. Et pas n’importe quelle vie. Une vie joyeuse, une vie folle. Et pourquoi pas ? Il vit seul avec sa mère dans cet appartement de Harlem. Et il s’y ennuierait s’il ne sortait pas aussi souvent. Sa mère aime regarder la télévision le samedi soir. Elle ne comprend pas qu’il puisse vouloir autre chose et tente chaque fois de le dissuader de sortir. Elle se sent seule quand son fils va danser. La voilà qui entre dans sa chambre :

— Mais où vas-tu encore à cette heure-là ? demande Gladys.

— Y a une soirée au Savoy Ballroom, je retrouve quelques amis pour danser, répond Mike sans décrocher les yeux du miroir.

— A-t-on idée de danser à quarante ans ? Des amis ! Tu n’as plus vingt ans pour aller au Savoy Ballroom !

— Mum, laisse-moi tranquille !

— Tu ne vas pas arriver en retard à la messe de demain avec tes bêtises !

— Mais non, t’en fais pas… Je viendrai chanter avec toi.

 

Situé entre la 140e et la 141e rue du quartier Harlem, sur Lenox Avenue, le Savoy Ballroom s’apprête à accueillir plus de quatre mille personnes. Les néons lumineux papillotent : ce soir, c’est le grand soir, c’est samedi soir. C’est la plus grande salle du monde, c’est l’âme de tout un quartier, et pas n’importe quel quartier, le plus dansant et le plus cool, le plus chaud, le plus créatif sur un dance floor. Le Savoy Ballroom, c’est le battement de cœur de Harlem d’après le poète Langston Hughes. Un cœur puissant en pulsation permanente. Un battement noir, un battement soul, un battement rhythm and blues. Et on y entre pour moins d’un dollar. Mais attention, il faut avoir du style pour entrer. L’impératif est de porter une veste et une cravate ou un nœud papillon. Mike rejoint la queue. Il en a pour un bon moment. Mais l’ambiance dehors est presque aussi fiévreuse qu’à l’intérieur. On s’échange des bouteilles de whisky, des joints, parfois même des traces de cocaïne qu’on se fait discrètement sur le rebord de la main en tournant la tête. Mike regarde avec dégoût le mec à côté de lui qui s’étale de la poudre sur les gencives. Ses grosses bagues dorées raclent ses lèvres. Sa montre n’est pas mal, un peu clinquante, mais elle a de l’allure. Deux filles en robe à froufrous s’agitent autour de lui, elles ont l’air droguées à souhait, elles aussi. Derrière eux, un groupe d’adolescents s’enthousiasme, c’est la première fois qu’ils vont au Savoy Ballroom. Il paraît que c’est incroyable. L’un d’eux se vante de savoir danser comme un dieu. Il s’est entraîné toute la semaine. Ses amis se moquent gentiment de lui. « C’est ta mère qui dit que tu danses comme un dieu, on verra ce qu’en pensent les gens d’ici », le taquine sa copine qui le dépasse d’au moins une tête. Ce couple amuse Mike, il s’imagine, lui aussi, avec une grande fille bien roulée avec un jean patte d’éléphant et un foulard sur la tête qui saurait l’envoyer balader de temps à autre.

 

Les portes du Savoy Ballroom s’ouvrent grandes et laissent découvrir la foule qui s’agite devant les musiciens. Ce sont des jazzmen fringués à la mode, avec des couleurs vives, des pantalons en cloche et coiffés d’une coupe afro impeccable. Leurs nœuds papillon à paillettes qui scintillent sous les spots mobiles qui tournoient au-dessus de la scène. Ils se balancent fiévreusement. Ils font l’ouverture, alors ils ont intérêt à faire monter l’ambiance. Le saxophoniste vient faire son solo sur le devant de la scène. Il fait une jam-session. La foule se déchaîne. Ce petit homme maigre a un souffle impossible. Ses poumons ne semblent jamais se désemplir, il tient les notes jusqu’à leur paroxysme. Le pianiste le rejoint, puis le trompettiste, et le contrebassiste. Les trois choristes reprennent le thème derrière la soliste belle à en crever qui part dans une improvisation énergique et syncopée, galvanisée par son public. Mike se mêle à la foule de la piste de danse. Il se laisse emporter par le rythme de la musique. Il danse comme un homme libre. Il incarne le groove, il est le groove. Mike tente une acrobatie, mais il est rigide comme un arbre. Il admire un mec aux jambes élastiques qui swingue à côté de lui, il a un style un peu dépassé, mais il a de la technique, de la précision, c’est un gars de la vieille école. Il a bien soixante ans, son chapeau baissé et sa clope à la bouche. Il est d’ailleurs d’un autre temps, au temps de sa jeunesse, sans doute aux débuts du Savoy Ballroom en 1926. Quand soudain son regard croise celui d’une femme. Il l’invite à danser, elle accepte.

 

Les jazzmen ont laissé place au fameux Louis Armstrong, la plus grande star du Savoy Ballroom. La musique se fait douce. La voix d’Armstrong fait vibrer les cœurs. Elle est envoûtante, féérique. Et dans la chaleur de sa voix grave, Mike continue de danser. Elle lui sourit, elle lui plaît.

 

« J’aperçois des arbres verts

Des roses rouges également

Je les vois s’épanouir

Pour toi et moi

Et je me dis tout bas

Quel monde merveilleux»

 

Alan Alfredo Geday

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