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Le retour des Indes, 1932


 

Le ciel est gris et nuageux, une pluie fine se déverse sur les docks du port naval George V. Parmi le rassemblement, Elizabeth attend impatiemment l’arrivée de l’Admiral Gardner, un navire de transports de marchandises en provenance des Indes. À son bord, du thé et du sel pour les Britanniques. Mais pas seulement ! L’Admiral Gardner accueille aussi quelques indiens haut placés, des officiers britanniques, et des politiciens. Se trouve aussi à son bord l’homme dont Elizabeth est follement amoureuse, Henry. C’est un officier de l’armée britannique dans la colonie anglaise. Il est chargé de la sécurité dans l’une des provinces de New Delhi. Plusieurs millions de soldats anglais ont pour mission de faire régner l’ordre dans une colonie qui ne cesse de se révolter pacifiquement. Les Indiens sont plusieurs centaines de millions à peupler la colonie britannique. La dernière fois qu’Elizabeth a revu Henry, c’était il y a trois ans. Elle était venue l’attendre sur les docks, comme aujourd’hui, pour l’accueillir à Londres. Et l’histoire se répète !

 

La corne brume du navire retentit. Les épouses sont alertées par un agent. Le navire ne pas tarder à accoster. Elizabeth est impatiente de le revoir. Durant trois ans, c’étaient des lettres interminables ! Elles parvenaient toujours à Elizabeth avec un cachet de cire rouge. Elle imaginait son Henry écrire à la lueur d’une bougie, sous une pluie torrentielle, ses belles lettres d’amour.  Et combien de fois a-t-il écrit : « Je t’aime, je pense à toi tous les jours ! » Combien de fois a-t-elle demandé : « Quand te rejoindrai-je aux Indes ? » Elle rêve de goûter à toutes ces saveurs aux noms exotiques : paprika, curry, safran… Henry lui décrit dans ses lettres les marchés d’épices chamarrés de couleurs vives, du rouge éclatant, du jaune d’or, du vert printemps. Il tente aussi de lui peindre ce tourbillon d’odeur, cette profusion d’effluves mêlées. Et les étoffes ! Il lui raconte la douceur de la soie, le chatoiement des saris, la finesse des broderies. Elizabeth s’imagine dans l’une de ces tenues, provoquant les lourdes pluies de ce pays lointain. Et surtout, elle veut voir le Taj Mahal, ce temple incroyable bâti au nom de l’amour. Mais Henry lui répond que les Indes sont tourmentées, qu’un homme répondant au nom de Gandhi soulève le peuple contre les Britanniques. Même Churchill en a parlé, le traitant de fakir séditieux, et il y avait sa photo dans le journal. De quoi parlait cet article ? Elizabeth se souvient, il s’agissait de la marche du sel. Gandhi, comme Jésus et ses apôtres, avait réuni une dizaine de disciples, et ils marchèrent pendant trois-cent kilomètres, d’un ashram du Nord du pays jusqu’à l’océan indien. « Si Gandhi était un prophète de chez nous, il aurait ouvert les eaux », avait plaisanté Henry. Mais Elizabeth admire ce courage et cette détermination. Ce n’est pas Churchill qui marcherait trois-cent kilomètres !

 

On entend la corne de brume résonner trois fois. Le navire a accosté, et deux marins déplient la passerelle pour les passagers. Les jambes d’Elizabeth tremblent, ses yeux se remplissent d’une lueur d’amour. Les passagers en provenance des Indes commencent à descendre. On entend des pleurs de joie parmi les femmes qui attendent. Elles se ruent sur leur homme en des embrassades qui n’en finissent plus. Trois ans, c’est vite passé mais c’est tout de même long ! Elizabeth ne voit toujours pas son Henry. Les hommes défilent sur la passerelle, leur malle ou leur balluchon à la main. On entend d’autres cris de joie. Et elle ? Comment va-t-elle réagir après trois ans d’échange de lettres ? Que va-t-elle faire quand elle le verra, le visage bruni et noirci par le voyage ? Quelques instants s’écoulent, quand un agent de la compagnie des navires annonce que le débarquement des passagers est terminé. « Plus de passagers en provenance des Indes », hurle-t-il haut et fort.

 

Mais où est son Henry ? Il lui a écrit qu’il reviendrait pour le réveillon. Et la voilà qui se retrouve seule sur les docks. Elle demande à l’agent si son homme est sur la liste des passagers. Ce dernier déplie ses feuilles et acquiesce. Henry est bien sur le bateau. Mais où est-il ? Elizabeth s’emporte : « Ça suffit comme ça, Monsieur l’agent ! » Quand elle entend une voix l’appeler : « Elizabeth, Elizabeth ! » Dans la brume, elle distingue une silhouette vague marcher rapidement, une valisette à la main, vêtu d’un caban et portant un képi de l’armée britannique. Elizabeth s’approche : « Henry ! Henry ! » Elle distingue son visage souriant et fatigué. C’est lui !

 

Alan Alfredo Geday

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