Bernard Buffet, celui que l’on surnomme « le petit prince de l’art de l’après-guerre », demande l’avis de son compagnon. Il est toujours bien habillé, son pantalon tombe toujours parfaitement sur ses mocassins cirés. Il a des allures d’ange, avec son regard éthéré et sa voix suave. Nul n’imaginerait l’intensité de ses créations. Il retire ses lunettes, et fait défiler ses toiles sur le tapis persan, sous l’œil avisé de Pierre Bergé. « Que penses-tu de celle-là ? » lui demande-t-il. Pierre Bergé reste pensif, il n’est pas un artiste. Mais c’est lui qui façonne la vie de l’artiste, et c’est pourquoi on le surnomme « le jardinier ». Il fait fleurir les plus belles fleurs de l’art. Il les arrose de financement, il les ensoleille de public, et surtout, il leur prodigue un magnifique jardin d’émulation et de beauté. Mais pour ce faire, il doit avoir un avis sûr, et des conseils avisés. Sa réputation est en jeu, et le destin de son protégé aussi. Son œil et sa vision peuvent changer le monde de l’art.
Les deux hommes se sont rencontrés dans un café, rue de Seine, et ce fut un coup de foudre immédiat. Leur discussion ne tarissait pas, et leurs verres se vidaient au fil de leurs débats intellectuels et de leur imaginaire débordant. L’amour ne pouvait se concevoir par le corps seulement, c’était pour eux davantage une affaire d’esprit. Depuis huit ans maintenant, ils vivent une histoire d’amour fusionnelle. « Comment fais-tu pour encore me surprendre ? » lui demande Pierre Bergé avec un sourire narquois. C’est un compliment qui remplit le cœur du prince. L’admiration du jardinier n’a pas de prix.
Bernard Buffet a commencé à peindre à l’âge de dix ans, et il passait des heures place des Vosges à apprendre le dessin avec Monsieur Darfeuille. Ce dernier était un homme sérieux, quelque peu cassant, qui avait le compliment rare et la ligne précise. Les séances étaient difficiles, et Bernard en sortait le cœur lourd d’inquiétude. Allait-il parvenir à le satisfaire ? Allait-il réussir à peindre correctement ? Mais très vite, son talent ne se fit plus attendre, et les cours de Monsieur Darfeuille furent délaissés au profit d’un but bien plus sublime : l’art. Ainsi, dans la brise de l’hiver, Bernard peignait et dessinait sous le regard curieux des passants. Ce fut son premier public, et pas forcément le plus complaisant. Et contre le goût commun, afin d’ajouter à la difficulté de sa démarche, ce fut le style expressionniste qu’il choisit. Vous savez, ce style intense et ténébreux, ce style à l’émotion exacerbée que l’on retrouve par exemple dans Le cri d’Edvard Munch. Les dames criaient d’effroi, les enfants s’approchaient, fascinés, et quelques badauds le complimentèrent d’une pièce jetée dans un chapeau.
Alors que les toiles défilent entre ses mains, il se souvient du temps passé dans la chambre de bonne de l’appartement familial du XVIIème arrondissement de Paris. Il pouvait retravailler ses toiles de longues journées sans manger, de longues nuits sans dormir. Sa concentration était au plus haut niveau, il voulait achever ses tableaux plus que tout. C’était une avidité d’exister, une soif de sortir de lui-même. Ses représentations étaient souvent fondées sur des visions angoissantes. Aux murs de sa petite chambre poisseuse, les toiles s’empilaient comme des cris, des larmes et des cauchemars.
Mais le destin s’avéra clément, et même extraordinaire. Il avait à peine vingt ans quand il reçut une première commande de l’État pour le plus prestigieux des musées : le Musée d’Art Moderne. C’est alors les prémices du succès. Le docteur Girardin, un important collectionneur de l’époque, lui achète en quelques années plus d’une dizaine de ses œuvres avant de les léguer à son décès en 1953 au même musée. L’arrivée du jardinier dans la vie de l’artiste n’a pas été moins importante. La passion amoureuse n’exclut pas pour Pierre Bergé le sens des affaires, et il prend en main la carrière de son compagnon. Il est ainsi un véritable impresario. Mais n’est-ce pas l’heure de dîner ? « Allons manger des huîtres, j’ai des envies d’iode et de vin blanc », annonce-t-il en se relevant.
Alan Alfredo Geday
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