Jeanne, une Parisienne, est venue dans la région de Bordeaux, et plus particulièrement à Saint-Emilion, pour interroger les viticulteurs. Et c’est celui que l’on surnomme « le petit Bordelais » qu’elle souhaite questionner. Il vient de la grande ville, ce n’est pas « vrai de vrai », mais il est connu pour être passionné et érudit. Il est intarissable quand il s’agit de parler de vin, et combien de livres n’a-t-il pas lu, un ballon de rouge à la main ! Le petit Bordelais est trapu, et surtout très velu des bras. Il ne passe pas inaperçu quand il marche dans les ruelles de Bordeaux, en bras de chemise et tablier. Il salue les vieux copains en ôtant son béret, et ne se lasse pas de les convaincre de venir travailler aux vignes. Alors que Jeanne l’observe, il écrase les raisins avec vigueur pour en extraire le jus. « A l’époque, on foulait le raisin dans la cuve ! Les femmes marchaient là-dedans ! Il fallait extraire le moût sans écraser les pépins… » explique-t-il. Il éclate de rire devant les yeux écarquillés de Jeanne : « Je vous imagine bien, les pieds rouges et la robe levée aux genoux ! »
« Et connaissez-vous la vraie histoire des vignobles de Bordeaux ? Pendant l’occupation romaine, les terres d’Aquitaine étaient célèbres pour leur blé. Les vignes n’ont jamais poussé à Bordeaux ! Les Gaulois buvaient de la bière faite avec de l’orge. C’était la cervoise. Et ils ne connaissaient que le vin apporté par les marchands méditerranéens. Du vin venu de Pompéi, vous savez la ville qui a péri sous la lave, et d’Espagne. Mais les Gaulois n’allaient pas se laisser faire… » explique le petit Bordelais avec son accent chantant. Les Français payaient des droits prohibitifs qui enrichissaient les seuls négociants de Pompéi et d’Espagne. Les Français de Bordeaux ont alors décidé de fermer les mines d’étain et de planter leur propre vignoble qui résisterait aux hivers. « Au Moyen-Âge, notre vin attisait toutes les convoitises. Les Anglais voulaient monopoliser la région ! Ces rois anglais avaient bon goût et ils exemptaient nos vins de taxes. D’ailleurs, leurs sujets avaient ordre de ne rien boire d’autre ! Pourtant, il était âpre et clair, il n’avait rien à voir avec notre vin actuel ! » Le petit Bordelais est impatient de goûter à son vin, le meilleur de la région bien sûr ! « Il faut du muscle et beaucoup de patience pour bien écraser le raisin… » se vante-t-il. Jeanne lui esquisse un sourire. Elle apprécie ce savoir-faire artisanal qui accompagne les mets de millions de français. Un verre de vin à chaque repas, et le sang circule mieux !
— Vous connaissez Paris, la capitale de notre beau pays ? demande Jeanne.
— Ne pas vivre à Bordeaux, ça ne doit pas être facile pour vous ! Je suis de tout cœur avec vous, et sachez que je bichonne tout particulièrement mon invitée. Toutefois, pour que votre séjour soit à l’image de ma douce Garonne, un long fleuve tranquille agrémenté de quelques mascarets pour se défouler, sachez qu’ici il y a des questions qui se ne posent pas.
— Quelles sont ces questions ? demande Jeanne avec humour.
— Si tu demandes du Tariquet, ô malheureuse que vous êtes ! Vous êtes à Bordeaux. On ne demande jamais un Tariquet dans un bar bordelais, sinon ça daille. Bon, d’accord ce n’est pas dégueulasse. Mais c’est une question d’honneur. Je préfère vous servir un vin doux. Et basta comme il se dit en Italie.
—Intéressant ! La montagne ne vous manque pas ?
— Innocente que vous êtes ! La montagne, elle n’est pas loin. Et on n’est pas à Paris. La montagne, il y a beaucoup de Français qui l’ont !
— Vous connaissez Toulouse ?
— Pourquoi toute ces questions. Vous êtes intéressé par mon vin ou par ma propre personne ? Je ne connais pas Toulouse. Je n’en ai jamais entendu parler. C’est où ? s’amuse le petit Bordelais. C’est en France ? Je ne connais pas cette petite bourgade !
— Et juste une dernière chose. Il pleut à Bordeaux ?
— À Bordeaux, il ne pleut pas, il rafraîchit. Il arrose les vignes. Il change l’eau du Bassin de temps en temps. Il remplit les nappes phréatiques pour que l’herbe soit bien plus verte que chez le voisin. Mais il ne pleut pas. C’est en Bretagne qu’il pleut, pas à Bordeaux.
Alan Alfredo Geday