John rêve de vivre à San Francisco, il rêve de liberté et d’une nouvelle vie. Il rêve beaucoup trop à son goût. C’est la raison pour laquelle il joue du blues en soufflant dans son kazoo. Il rêve d’aller à San Francisco, où il serait libre de ses actes quotidiens, où personne ne lui reprocherait d’être noir, où il pourrait s’endormir sans avoir la crainte d’être embarqué par des suprématistes du Ku Klux Klan. Et pourtant, il n’a pas commis grand-chose à part boire l’eau des fontaines publiques qui lui sont réservées, envoyer ses petits-enfants à l’école et s’asseoir dans les transports locaux pour les noirs. Il fut un temps où John n’avait pas droit à tout ça. Il fut un temps où il était esclave et travaillait dans un champ de coton au service de son maître Lane. Il se souviendra toujours de la maison des Lane. Quand les Lane sont partis vers de nouveaux horizons, personne ne voulait de cette immense maison au style colonial. Abraham Lincoln avait été assassiné, les champs de coton n’existaient plus et avaient été désertés. Il y avait, dans le jardin, un chêne envahi par la mousse espagnole. Il pense que c’est l’arbre le plus raciste qui ait jamais existé. Il pleurait et s’imposait tout comme les Lane qui avaient vécu dans cette maison et qui faisaient travailler une centaine d’hommes noirs, leurs femmes et leurs enfants. Il n’en restait plus rien. Les Lane étaient partis, et lui, John, rêve de San Francisco. Et le chêne centenaire pleure toujours au son du blues et des cordes de la guitare. John souffle plus fort dans son kazoo. Il est heureux. Le temps est vite passé, et les traces ont cicatrisé. Il s’est peut-être trompé de fontaine à maintes reprises, car c’est un colored comme ils disent. Ses petits-enfants auraient peut-être bien voulu recevoir l’enseignement des blancs, mais ils sont noirs. Ici dans le Sud, en Alabama, John ne peut pas boire n’importe où. Il est obligé de se rendre à une fontaine publique pour noirs afin d’assouvir sa soif. Et il a soif de beaucoup de choses. Il veut s’exprimer. Il veut chanter les plaines de ce beau pays, il veut voir ses petits-enfants jouer sur les collines. Mais la haine sévit en Alabama. John est ségrégué au même titre que tous les noirs de l’État. Et pourtant, il a entendu qu’à San Francisco, les blancs étaient plus cléments avec les anciens esclaves, ils pouvaient s’intégrer et trouver du travail pour un maigre salaire.
John se souvient du jour où il ramait dans cet immense bateau pour arriver à La Nouvelle-Orléans. On le fouettait, son dos suait. Il n’avait pas l’air trop sale pour travailler pour le compte d’un maître dans les champs de coton. Il ne fallait pas chercher les emmerdes à La Nouvelle-Orléans ! Le jour se levait, et le bateau accostait pour trier les esclaves venus des Caraïbes. John joue un autre air de blues en soufflant dans son kazoo. Il raconte toujours les mêmes histoires à ses petits-enfants. Les esclaves étaient rachetés par un maître. Et comme le dit le proverbe à La Nouvelle-Orléans : « Quand le maître chante, le noir danse, quand l’homme siffle, le noir saute ! » Il leur raconte le fouet dans les champs de tabac. Il leur raconte ce qu’eux, les jeunes, ne connaîtront jamais, mais qui s’est transmis, comme une blessure généalogique, comme un souvenir impérissable qui devait survivre, quoi qu’il advienne après. Abraham Lincoln avait beau militer pour la cause des esclaves et l’abolition de l’esclavage, il avait été assassiné. John avait pleuré, il avait prié, il avait entonné le chant des esclaves.
I never will go back to Alabama,
that is not the place for me
I never will go back to Alabama,
that is not the place for me
You know they killed my sister and my brother
And the whole world let them peoples go down there free
I never will love Alabama, Alabama seem to never have loved poor me
I never will love Alabama, Alabama seem to never have loved poor me
Oh God I wish you would rise up one dayLead my peoples to the land of pea'
Alan Alfredo Geday