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Le mal de mer, 1934


 

Son navire lui manque. Le capitaine Edward J. Smith a commandé pendant cinquante années l’Amiral, ce joyau de la flotte britannique qui faisait la route des Indes depuis Bristol. Il était, après Dieu, le seul maître à bord. L’Amiral transportait quelques passagers, mais surtout de précieuses marchandises orientales : du sel, du tissu, des épices et du thé. Que deviendrait l’Angleterre sans thé ? Il était responsable du tea time si cher à ses compatriotes. Pour un nuage de lait dans une tasse de porcelaine, il traversait l’océan. Pour un scone et un zeste de citron, il affrontait l’orage et les eaux tourmentées. Heureusement, son violon l’accompagnait partout, dans la cabine ou sur le pont. Quand le ciel se creusait d’éclairs, obscur et impénétrable, il jouait une sonate de Schubert. Quand l’horizon était bleu azur, et que le soleil s’écrasait sur son front, il jouait une symphonie de Mozart. Et quand le cœur lui en disait, le capitaine jouait du Jean-Sébastien Bach. Mais devant sa maison de campagne, dans le Yorkshire où il est né, il joue du Beethoven. Les gamins s’arrêtent devant lui, étonnés, et les petites paysannes rêvassent parfois longtemps en l’écoutant, leur panier à la main.

 

Son gigantesque navire lui manque. À l’âge de quatre-vingt-quatre ans, le vieux capitaine reste lucide. Son violon entre les doigts, il se remémore une vie à manœuvrer ce géant des mers qui traversait l’océan jusqu’à Mumbai. Ses souvenirs sont sacrés. Tôt le matin, avant même d’apercevoir les premières lueurs sur l’océan, il fumait son cigare sur l’entrepont. L’odeur était âcre, se mêlant aux effluves salés de la mer. Mais c’était son plaisir. Fumer un cigare avec un thé brûlant. Ainsi, il observait l’horizon s’emplir du jour, il admirait les lignes roses, oranges, turquoises, peindre le ciel. Alors, les jeunes marins commençaient à se réveiller. Une trentaine de marins, tous jeunes et aventuriers, répondaient à ses ordres. Les chats sinuaient sur le pont entre les jambes des matelots. C’étaient des animaux plus utiles que dorlotés. Ils chassaient les souris et les blattes qui grouillaient dans la cale. Le temps est vite passé. Si seulement il pouvait reprendre la route des Indes… Son archet glisse sur les cordes, et il s’imagine tenir le gouvernail de cuivre, le regard perdu sur la ligne infinie de la mer.

 

Le départ de Bristol se faisait toujours en grande pompe. Les femmes des officiers de l’armée britannique s’attroupaient sur les docks pour leur dire au revoir, leur mouchoir à la main. Elles pleuraient le départ de leur homme pour leur mission de quelques années. Une fois la passerelle levée, on entendait la corne de brume résonner. C’était le début de la grande aventure. Les cheminées fumaient de larges poches blanches. La proue fendait les eaux, et les marins se mettaient au travail.

Winston Churchill a dit : « Le soleil ne se couche jamais sur l’empire britannique ! » Mais la route était peuplée de nuits, et les différentes faces cachées de la lune les accompagnaient tout au long du voyage. Les jours et les nuits se succédaient comme les pages d’un livre. Les marins étaient courageux. Ils affrontaient parfois les pires tempêtes. Quand les vagues se fracassaient contre le colosse, quand il s’effondrait sur la mer, quand le pont se chargeait d’écume, ils ne perdaient jamais courage. Ils avaient foi en leur capitaine.

 

L’Inde était un autre monde. Il se souvient de cette porte grandiose du port de Mumbai. C’était une arche monumentale, construite en l’honneur du roi George V. On eût dit un palais, un temple, un lieu sacré joignant la mer et la terre. Le navire n’avait pas encore accosté à Mumbai que des centaines d’enfants venaient sur les docks pour espérer récupérer une breloque de l’ancien monde. Ils sautaient dans les eaux, fous de joie de savoir que des Anglais arrivaient. Des hommes costumés, de belles dames ! Une fois l’Amiral amarré, le capitaine se rendait au bazar de Chor, dans l’ancienne ville, pour se procurer quelques épices. C’était l’un des endroits les plus emblématiques de Mumbai. On pouvait y trouver de tout. Les épices jaunes se mêlaient aux tissus mauves et verts ! Les rougets et les barracudas s’étalaient sur les étals ! Le capitaine Edward J. Smith en a vu de toutes les couleurs. C’est au bazar de Chor qu’il a négocié ce violon.

 

Alan Alfredo Geday

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