Au milieu des plantations de canne à sucre, une cinquantaine de baraques en bois et en tôle ondulée forment le bidonville d’immigrés de Belle Glade en Floride. Le soleil décline au-dessus des plantations, il est temps pour les enfants d’aider à la lessive, et ils entassent le linge dans des tonnelets qu’ils portent sur leur tête. Puis leurs aînés apportent de l’eau bouillante et du charbon pour blanchir les chemises auréolées de sueur et de saleté. On frotte à tour de bras, on s’éclabousse, on rit joyeusement. On étend le linge sur les pontons de bois et les ficelles tendues entre les baraques. À côté du linge qui sèche, une fumée noirâtre s’échappe des fûts entreposés sur la terre battue. Les femmes brûlent leurs déchets. La fumée encrasse les murs, les vêtements, la peau et les cheveux. Elle s’infiltre dans les baraques par les carreaux cassés, piteusement colmatés par du papier journal. Tout devient gris et puant. On fait griller quelques légumes au-dessus des fûts et, quand on est chanceux, des morceaux de viande. Des particules de carton flottent dans l’air comme des papillons. Les enfants essayent de les attraper, ils s’amusent de ces débris volatiles qui s’éteignent dans la paume des mains. Ils courent, chahutent, s’attrapent par les bretelles, lancent leur chapeau et leurs chaussures sur les fils électriques qui traversent le bidonville.
Les hommes ne vont pas tarder à rentrer du travail. Tôt ce matin, de belles voitures se sont arrêtées devant le bidonville de Belle Glade. « Deux dollars ! Pas plus ! Tu veux ? Monte à l’arrière ! » Les noirs acquiesçaient sans avoir le choix. C’était toujours ça de gagné, ils pouvaient empocher quelques dollars pour la journée en travaillant dans les plantations. Le travail se négocie chaque matin, comme s’il pouvait s’envoler, comme s’il pouvait disparaître tout à coup. En Floride, l’esclavage reste ancré dans les esprits, mais il a changé de visage. Finie la traite des esclaves, finis les maîtres ! Maintenant, les propriétaires veulent du rendement et payent à la journée. Et pour obtenir de bons résultats dans les récoltes, il faut des muscles. « Seul toi, grand nègre, peut accomplir ce travail ! » lançait avec satisfaction un gros propriétaire au volant de sa berline à un Afro-Américain qui espérait être embauché. Les mères afro-américaines se dépêchent. Le vent a soufflé aujourd’hui. La terre battue du bidonville a amassé de la poussière dans les baraques. Les branches de palmiers se sont détachées sous l’effet de la brise tropicale. Les portes en carton clapotent encore dangereusement. Il faut remettre de l’ordre, tout nettoyer avant la tombée de la nuit. Les riches fermiers déposent leurs travailleurs à l’entrée du bidonville. Ils klaxonnent un bon coup pour avertir les femmes du retour de leur mari au bidonville.
Ici en Floride, on les appelle les colored. Personne n’en veut, on refuse de les laisser fréquenter les bars et les restaurants, mais aussi les parcs et même les fontaines. Ils sont renvoyés dans leurs baraques insalubres. Ils doivent rester invisibles, disparaître dans le paysage des plantations, et se taire. Mais il existe un endroit où l’on peut se réunir et s’amuser, et cet endroit est un Juke Joint qui s’appelle « le Jax ». Les Juke Joints, ces bars musicaux pour les noirs, sont présents dans pratiquement tous les villages de fermiers immigrés du Sud. Le Jax, c'est une cabane décrépie portant quelques affiches publicitaires, et surtout la fameuse pancarte « réservé aux noirs ». Pourtant, c'est bien une possession des propriétaires blancs. Au Jax, on peut écouter de la musique et boire de la bière. Une musique de Charley Patton s'élève dans le bidonville, le premier disque du juke-box est lancé. Les hommes assis sur la terrasse en bois du Jax déposent leur fusil à l'entrée et se dirigent vers le comptoir. Les festivités vont commencer. Quelques femmes les rejoignent, et des enfants se regroupent sur la terrasse pour jouer au son du juke-box dans la clarté de la lune. Ils aiment cette humeur festive du Jax, l'odeur de la bière, les éclats de voix, les rires qui s'échappent toute la nuit.
Alan Alfredo Geday
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