Les élèves de onzième de l’école de garçons de Blassac se lèvent. L’instituteur fait son entrée dans la salle de classe et s’assoit à la chaire. Il n’est pas d’humeur aujourd’hui. Il fait un froid de canard, et le poêle fait encore des siennes. « Asseyez-vous ! » ordonne-t-il. Cette classe n’est qu’une bande de cancres. Ah ça, pour jouer aux billes, pour se bagarrer, pour saute-mouton, ils sont brillants, mais pas un seul n’est capable de réciter sa leçon sur les fleuves de France, de connaître ses tables de multiplication ou d’écrire sans taches sur son cahier. Pas un seul ! Si ça ne tenait qu’à lui, il les mettrait tous au piquet avec un bonnet d’âne jusqu’à la fin de l’année. De son temps, ça ne se serait pas passé comme ça. Les coups de baguette pleuvaient, et on se tenait à carreau. Ce laisser-aller l’exaspère. Mais que font les parents ? La France n’est plus ce qu’elle était. Des cancres, des bons à rien qui savent à peine compter. Et ne parlons pas de l’orthographe, même le petit Charles, le fils du maire, est un illettré. Charles le regarde avec ennui, affalé sur son pupitre.
L’instituteur commence son cours sur les rois de France. Alors que Charles baille en écoutant d’une oreille les exploits de Pépin le Bref, une idée lui vient. Ça fait longtemps qu’il n’a pas envoyé une blague à Jeannot. Jeannot, c’est le fils du boucher qui est toujours au fond de la classe parce qu’il est très grand. Et quand il n’est pas au fond de la classe, c’est qu’il est au piquet à côté du tableau. Charles réfléchit, va-t-il arracher une page de son cahier ou bien celle de son livre d’histoire ? Un bel avion en papier, ça ne se gâche pas avec des noms de rois. Alors que l’instituteur écrit les fameuses dates sur le tableau noir, faisant crisser sa craie comme à son habitude, Charles arrache d’un geste vif la page de son cahier. Il écrit un petit mot pour Jeannot et plie soigneusement sa feuille. L’aérodynamique, c’est sa spécialité ! Son voisin le regarde d’un air mauvais, il n’a pas envie que les bêtises de Charles lui retombent dessus. Il n’est pas le fils du maire, lui ! Charles lui fait signe de la boucler, sinon il saura se venger à la récréation. L’avion est fin prêt. Charles lève le bras et lance son engin. La trajectoire est parfaite. Le nez de l’avion se dirige vers celui de Jeannot. Mais tout à coup, Paul intervient et fait dévier l’avion vers l’instituteur. Quelle plaie ! Ce Paul est décidément un habile aiguilleur du ciel ! Cela ne manque pas, l’avion atterrit sur le bureau de l’instituteur qui se retourne. Il jette un regard suspicieux sur la classe et déplie l’avion. « Jeannot, le grand dadais ! » lit-il. « Qui a lancé ça ? Qu’il se dénonce immédiatement s’il n’est pas un lâche ! » Les élèves tremblent de peur. Jeannot est sur le point de pleurer. Il est rouge comme une tomate et renifle salement. Charles n’en peut plus, il éclate de rire.
Le fils du maire ne restera pas impuni. La justice est le socle de l’instruction, le terreau de la France, la fierté de l’école, et l’instituteur ne fait pas de favoritisme. Il est bien décidé à le punir. Et ce jour-là, Charles eut droit à la fessée. C’est papa qui ne sera pas content, sanglote Charles. Et maman ne viendra pas lui raconter d’histoires ce soir. Maman refuse de lui lire les contes de Perrault quand il a fait une bêtise. Et pourtant, s’il n’imagine pas le Petit Poucet parcourant les plaines avec ses bottes de sept lieues, il n’arrive pas à trouver le sommeil. Fichu Pépin le Bref ! Fichu Paul ! Fichu Jeannot ! La prochaine fois, il fera voler son avion plus haut.
Alan Alfredo Geday