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Le destin de Frances Day, 1926


 

 

Le photographe américain John Wise entre dans le cabaret de West End de Londres. Il s’assure que son appareil photo est fonctionnel, et attend l’arrivée de l’actrice américaine qui se produit ce soir au cabaret. Il n’a que vingt minutes pour interviewer Frances Victoria Schenk. Il a fait le voyage de New York pour interroger plusieurs artistes de la scène pour le Life Magazine. « N’oubliez pas de m’interviewer cette garce du New Jersey ! Je veux vraiment tout savoir ! »  avait hurlé le directeur du quotidien en fermant la porte du bureau. Et voilà l’actrice qui entre en costume de cabaret, et s’assoit devant un décor de perroquets peints. Le photographe la dévisage. Il s’attendait à une interview plus formelle. « Ma tenue ne vous plait pas, je suppose ! » lui dit-elle d’un air taquin. John Wise sort son stylo et son carnet : « Je voudrais vous remercier d’avoir accepté mon invitation ! Le quotidien Life Magazine publiera cette interview dans son prochain exemplaire… » commence-t-il. C’est alors que l’actrice américaine s’assoit lascivement devant ses yeux ébahis. Elle plie ses jambes de façon à bien les dévoiler. Puis elle frappe une fois au sol de ses chaussures à lanières recouvertes de diamants pour commencer l’interview.

 

                  — Pourquoi avez-vous quitté New York ? demande le journaliste.

               — Je n’étais pas heureuse à New York. Pourtant, je suis née au New Jersey. Et j’ai grandi en allant souvent à New York. J’ai commencé ma carrière en dansant dans les bars de la Grosse Pomme, déjà à l’âge de seize ans. Puis je suis devenue une chanteuse de cabaret, et j’ai trouvé que les boites de nuits newyorkaises manquaient de piments…

                  — C’est-à-dire de piments ?

                  — Je n’arrivais pas à conquérir le public. Les Newyorkais sont des gens exigeants.

                  — Je ne comprends pas votre réponse. Que voulez dire par des gens exigeants et du piment ?

                 — Pour mieux vous expliquer. Les Newyorkais sont trop sérieux. En semaine, ils arrivent au cabaret, rincés par le travail. Ils n’ont pas le temps pour apprécier la belle ambiance et la musique. La plupart ont les yeux lourds, et ne pensent qu’à une chose, c’est rentrer dormir aux côtés de leurs femmes. Les Londoniens me considèrent comme une reine. Ils hurlent mon nom à chaque apparition sur scène. Je suis tellement heureuse ici, et loin de la scène newyorkaise. Je me suis fait une belle place parmi le public. J’ai conquis le cœur des Anglais avec mes spectacles. 

                  — Et vous avez changé de nom ?

                  — Oui, mon public m’appelle Frances Day, et j’en suis fière.

                  — La rumeur circule que vous êtes attirée par les femmes.

            — Femmes ou hommes, je n’ai aucun problème. Prince ou premier ministre, je n’ai aucune limite, s’amuse Frances Day.

                  — Merci beaucoup pour tous ces détails. Vos amants et amantes disent beaucoup de bien de vous.

                  — Ah ! mais vous savez Monsieur Wise, je ne suis pas méchante…

                  — Mais provocatrice…

                  — Pourquoi dites-vous ça ? Si le premier ministre anglais est venu m’inviter dans son domicile de Mayfair, je n’y suis pour rien. Moi, mon rôle est de me produire devant les spectateurs. Après ça, je suis une Américaine polie et courtoise. Vous savez les femmes sont compliquées, c’est la raison pour laquelle je les préfère aux hommes.

                  — Merci beaucoup pour tous ces détails ! s’enthousiasme John Wise.

                  — Que dites-vous à toutes ces jeunes femmes qui rêvent de conquérir la scène ?

                 — Il faut se ménager, avoir le sens des affaires et surtout être passionnée par ses spectateurs. Il faut apprivoiser la foule, respecter l’establishment qui vous gère, et se donner de toute son âme.

                  — Frances Day, je vous remercie. Et dernière question. N’allez-vous jamais rentrer à New York ?

              — Jamais. Je suis ici maintenant… Les gratte-ciels sont beaucoup trop haut comparés à mon ambition. Je préfère les Anglais, ils sont chics, plus classes et diplomatiques. J’espère avoir répondu à vos questions.

 

Le photographe américain John Wise s’empare de son appareil, et demande à Frances Day un dernier sourire. Il immortalise l’instant. Son directeur du Life Magazine sera en colère quand il lira ces quelques lignes de son carnet de note. La garce a trahi les Newyorkais, elle préfère le cœur des Londoniens. C’est une beauté dévastatrice que les hommes ne peuvent quitter des yeux.

 

Alan Alfredo Geday

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