Arthur Mitchell a grandi dans les rues de Harlem. Harlem, c’est ce lieu à l’écart des gratte-ciels de l’île de New York, où se sont retrouvés de nombreux Afro-Américains au tournant du siècle, rejetés par les Blancs. Harlem, c'est aussi le quartier du jazz. Le quartier de la musique. Harlem attire les plus grands musiciens et les plus grandes chanteuses dans les années 1930. Arthur Mitchell grandit dans la musique, dans le jazz et dans le gospel des églises protestantes. Il a le rythme dans la peau, il aime se balancer sur la musique, sentir les vibrations du saxophone résonner dans sa poitrine, le déchirement du violon dans son ventre, les échappées de guitare dans ses mains. Tout son corps est en alerte, en symbiose et en harmonie dans la musique. Ses membres frémissent, ses poils se hérissent, son corps se déplie. Et ses grands yeux noirs se perdent dans un voyage irréel. La musique est une échappatoire, la musique fait corps avec lui, c'est son refuge, son élan, son énergie vitale. Il oublie la misère de Harlem quand il danse. Il oublie qu'il doit trimer, à seulement douze ans, pour nourrir ses quatre frères et sœurs. Son père est en prison, et ses lettres sont rares. Il se sent seul, responsable, prématurément adulte. Alors il danse. Au milieu des poubelles renversées, des rats affamés, des voleurs de bicyclettes et des adolescents errants, il danse. Au milieu du salon vide, entre les murs délabrés, dans les cris de ses frères et sœurs qui se chamaillent, il danse. Dans la cour de récréation, à l'écart des coups de poings, des rackets, des cigarettes fumées en cachette, des baisers des premières amours, il danse.
Arthur Mitchell fait ses débuts en tant que danseur principal au New York City Ballet. C’est le premier Afro-Américain à intégrer cette institution. Il en est fier, il danse comme un ange, toujours prêt à impressionner et émouvoir le public. Il est ainsi choisi pour le rôle du jeune premier dans le ballet de George Balanchine. Arthur Mitchell danse à la perfection, mais le public se plaint de le voir danser avec une ballerine blanche. Les couples mixtes ne sont pas tolérés dans ce contexte de ségrégation. Mais George Balanchine, le chorégraphe et directeur du New York City Ballet, refuse de changer le couple de danseurs. Le ballet est représenté dans l'indignation générale. Arthur Mitchell n’a pas sa place à la télévision, le ballet n’est pas rediffusé. On cherche à le faire oublier. Arthur Mitchell n'a pas dit son dernier mot. Après l'assassinat de Martin Luther King, Arthur Mitchell retourne à Harlem. Il a une idée derrière la tête : faire danser les jeunes de Harlem. La danse a été sa délivrance, sa planche de salut, et il est bien décidé à aider ces enfants du quartier malfamé de New York. Il est bien décidé à combattre la ségrégation par la puissance de la danse. Ces corps que l'on ne veut pas voir monteront sur scène, dans des costumes étincelants, sous la lumière blanche des projecteurs. Ces corps haïs et méprisés seront absolument sublimes. Ces corps ridiculisés seront divins. C'est ainsi qu'Arthur Mitchell fonde le Dance Theatre of Harlem dans le sous-sol d'une église. Trente enfants font des entrechats, des arabesques et des échappés sous sa bienveillante direction. Et deux mois plus tard, ce sont quatre cents adolescents qui dansent à Harlem. Quatre cents enfants sauvés. Quatre cents enfants rêvant de conquérir les plus grandes scènes du monde. Harlem devient le terreau des danseurs de demain. Bon nombre d'élèves d'Arthur Mitchell mèneront une belle carrière de danseur, mais aussi de musicien, de technicien de production, d'enseignant ou d'administrateur des arts. Le monde de la danse classique est bouleversé à jamais.
Alan Alfredo Geday