top of page

Le chant des prisonniers, 1952


Getty Images

 

Aujourd’hui, c’est dimanche. Dans la prison d’État de Denver au Colorado, les prisonniers attendent impatiemment, assis sur leur lit, l’arrivée des gardiens. Quand la grande porte verrouillée de leur cellule s’ouvrira, ils pourront sortir de la prison pour effectuer des travaux dehors. Les prisonniers sont payés vingt centimes de l’heure pour travailler sur le rail qui passe entre les rocheuses du Colorado. Le travail est dangereux, mais au moins, ils sont rémunérés et ils pourront récupérer cet argent quand ils auront purgé leur peine. Mais cette sortie est avant tout l’occasion d’oublier les horreurs de la prison : les suicides au rasoir, les bastons dans les douches, les menaces en pleine nuit. Là-bas, au moins, ils respirent l’air frais des montagnes du Colorado. C’est un paysage boisé et rocheux qui invite à s’évader. Tout à coup, on entend des clés s’entrechoquer, des verrous cliqueter, des grilles s’ouvrir en grinçant.

 

Les montagnes du Colorado sont dangereuses, des éboulis peuvent tomber à n’importe quel moment sur les prisonniers. Dans ces conditions, vingt centimes de l’heure, c’est une aubaine, surtout que de gros magnats de l’industrie américaine ont investi dans le système pénitentiaire. Les prisons rapportent gros à ces hommes fortunés, et la main-d’œuvre pas chère des prisonniers permet de réduire le coût de projets colossaux comme la construction d’une ligne de chemin de fer à travers les rocheuses abruptes du Colorado. Et on chantonne, on prend l’air frais du printemps. On travaille en groupe, par équipe. Les mains se salissent, elles rougissent, elles se parsèment de cloques et de craquelures. Ce sont souvent les mains d’anciens trafiquants de drogue. L'imposition de longues peines de prison pour la possession de quantités microscopiques de drogues illégales est monnaie courante au Colorado, surtout pour la population noire. La loi fédérale exige cinq ans de prison, sans droit à la libération sur parole, pour la possession de cinq grammes de crack ou de trois onces et demie d'héroïne et dix ans pour la possession de moins de deux onces de cocaïne. Et c’est Wall Street qui en profite le plus. Cette industrie multimillionnaire a ses propres expositions commerciales, ses conventions, ses catalogues, ses entreprises de construction, ses cabinets d'investisseurs, ses sociétés d'approvisionnement en plomberie, en repas, en matériel de sécurité à l'épreuve des balles, en cellules capitonnées d'une grande variété de couleurs. La prison est un business, c’est une affaire qui prend ses origines au temps des esclaves, au temps où l’on chantait l’affranchissement et la liberté.

 

— Que feras-tu dans dix ans quand tu seras libre ? s’amuse l’un des Afro-Américains.

— Je pense ouvrir un restaurant ! répond un prisonnier.

— Moi, un salon de coiffure !

— Moi, une teinturerie pour les pauvres…

— Allez, dépêchez-vous ! hurle un gardien. On n’a pas le temps de discuter. Travail, travail…Vingt centimes de l’heure. C’est cher payé pour des prisonniers noirs…

Les prisonniers ne répondent pas. Ils ont pris l’habitude de ces insultes, de ces moqueries quotidiennes. À quoi bon réagir quand on sait que les gardes n’attendent que ça : abattre un prisonnier en légitime défense, comme un animal. Beaucoup de ces prisonniers espèrent une réduction de leur peine pour bonne conduite. Ils sont polis et courtois envers les gardes. Ce soir, ils dormiront différemment. Ils auront pris une bouffée d’air frais. Leur sommeil sera profond et quoi de mieux que de rêver des montagnes du Colorado ?

 

Alan Alfredo Geday

コメント


bottom of page