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Le chant des cigales, 1938


 

« Gens de couleurs ! Descendez en premier ! » indique le chauffeur du bus 369 en direction d’Oklahoma. Assis à l’arrière du véhicule, Larry attend son tour. Les Blancs prennent leur temps et récupèrent leur bagage dans la soute avant d’attraper un autre bus. La gare routière s’agite en cette fin de journée. Des bus s’enfoncent encore plus loin dans le Sud du pays. Larry est à cran et en sueur. Sa nervosité lui donne soif. Trois heures de trajets sans broncher, de peur d’être jeté et abandonné sur le bord de l’autoroute. Pas une pause pour s’abreuver ou se dégourdir les jambes. Ici, on ne circule pas n’importe où. On est dans le Sud ségrégué, le Sud raciste, le Sud suprémaciste. Et qui dans tout Oklahoma oserait récupérer un noir égaré sur le bord de l’autoroute ? Larry connaît la musique. Et ce ne sont pas ces chants de liberté et d’abolition de l’esclavage. Cette musique, c’est la haine raciale, c’est la malveillance à l’égard des gens de couleurs, c’est la répulsion et l’horreur de partager un bus avec des Noirs. Pour Larry, il est hors de questions de rouspéter à bord du bus 369 en direction d’Oklahoma, même devant les insanités des passagers. Non, il n’a pas dit un mot en entendant cette vieille femme qui se bouchait le nez : « Cette odeur est nauséabonde ! Pourquoi tous ces Noirs dans notre bus ? » « Je suis vraiment désolé Madame ! » avait répondu le chauffeur dégouté. Il ne s’était même pas levé pour ce gros rougeaud qui ne cessait de grommeler des insultes.

 

                  — Répète ce que tu viens de dire ! hurle le gros rougeaud.

                  — Mais, mais, bégaye l’Afro-américain. Je n’ai rien dit…

                  — Quoi ! Moi, je suis une saloperie, je t’ai entendu dire ça ! s’énerve le suprémaciste en levant le poing.

Larry connait la couleur. À la fontaine d’eau du terminus d’Oklahoma, il se sert un deuxième verre d’eau. Il a vraiment soif de paix. Il veut mettre fin à ces scènes quotidiennes qui empoisonnent toute l’Amérique. S’il arrive sain et sauf chez son Oncle Tom, il dormira au son des cigales. Et parfois, Larry veut chanter quelques refrains de liberté avant de s’endormir. Il ne veut plus de ces lois de Jim Crow qui entravent toute une population. Elles ont été créées dans le Sud pour obscurcir les lois constitutionnelles. Les lois de Jim Crow ciblent la ségrégation dans les lieux publics selon le principe : « séparés mais égaux ». IL existe une fontaine à eaux pour les Blancs et une autre pour les gens de couleurs. De même, les écoles sont séparées, celle des Blancs et les écoles pour les Noirs. Larry a soif. Il boit un dernier verre d’eau. Il doit attraper un dernier bus avant d’arriver chez son Oncle Tom.

 

Oncle Tom ouvre la porte de sa grande maison, et Larry le serre dans ses bras. Oncle Tom est le membre de sa famille qu’il préfère. Larry va bien profiter de ces quelques jours pour se détendre. La nuit est tombée, et le chant des cigales retentit. Oncle Tom a préparé un bon hachis parmentier accompagné d’un verre d’alcool pour ce soir. Il est temps de se mettre à table. D’homme à homme, Larry s’s’assoit et sert le vieil homme. C’est le plus vieux de la famille. Oncle Tom doit avoir plus de quatre-vingts ans. Son visage est ridé, ses cheveux blanchis, et son cou ressemble au tronc d’un chêne dont l’écorce se détache. Oncle Tom est un très vieil homme, mais il est encore lucide. « Je suis heureux de te voir mon neveu ! Ici chez moi dans le Sud ! Qu’est ce qui se passe à Chicago ces jours-ci ? » demande-t-il de sa voix caverneuse. Larry explique en articulant. À Chicago, il ne craint pas de se faire battre, il ne craint pas d’être accusé et de se faire lyncher. « Mais le chant des cigales me rassure ! » continue Larry.

 

Larry a la tête qui tourne. Étendu sur son lit, il pense. La journée était longue et fatigante. ll peine à dormir avec le chant des cigales. Il n’a pas l’habitude de dormir à la campagne. Il ferme les yeux, desserre les poings, se détend. Il s’endort enfin.

 

Alan Alfredo Geday

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