Fini le krach de Wall Street et la Grande Dépression ! Finies les danses de la faim ! Les connaissez-vous ? C’étaient ces concours accueillant des couples miséreux qui dansaient jour et nuit, sans jamais s’arrêter, sur une estrade dûment surveillée par un juge. La dernière paire à demeurer sur la piste de danse gagnait cent dollars ou quelques sacs de riz. Mais ça, c’était pendant la Grande Dépression. Aujourd’hui, nous sommes deux décennies plus tard, et les moeurs ont évolué. Surtout à Coney Island ! Il y a vingt ans, on dansait jusqu’à l’épuisement pour gagner cent dollars. Il y a dix ans, les Américains débarquaient sur les plages de Normandie. Et aujourd’hui, en 1953, on veut s’embrasser ! Ici, à Coney Island, c’est le concours du baiser le plus long ! Un marathon d’un autre genre !
Betty et Michael sont convaincus qu’ils peuvent remporter ce marathon du baiser le plus long. Betty est enthousiaste, elle est en finale. Les deux viennent de remporter la demi-finale sous les yeux émerveillés des spectateurs de Coney Island. Les huit finalistes se préparent, ils travaillent leur souffle, ils prennent des forces. C’est la finale ! Ne reste que les meilleurs pour le baiser le plus long ! Tous les finalistes connaissent les règles du marathon. Les participants doivent avoir atteint l'âge de consentement dans le pays où se déroule l'événement. Aussi, le baiser doit être continu, et si les lèvres se séparent, le couple est immédiatement disqualifié. Ils doivent également rester éveillée tout du long, rester debout et ne pas s'appuyer l'un sur l'autre à l'aide d'un oreiller, d'un coussin ou d'une personne. Aucune pause n'est autorisée. Les serviettes d'incontinence ou les couches pour adultes sont interdites. Et bien sûr, les participants doivent rester sur place.
Le juge vient de tendre une corde pour retenir les spectateurs qui veulent être aux premières loges. Il regarde sa montre. Il accorde quelques minutes de plus aux huit finalistes. Il est temps de coller le chiffre pour chaque couple. Pour Betty et Michael, ce sera le chiffre trois. Ça lui porte bonheur. Car au total, ils ne forment pas une paire, mais au complet, ils sont bien trois. Avec leur nouveau-né Julian, nommé comme son aïeul. Il ne sera pas prêt d’oublier l’instant immortalisé par le photographe du concours. Betty en profite pour boire un verre d’eau. Michael serre sa ceinture. Bientôt, il sera sur le ring, il sera acclamé par des inconnus. Et il y a ce couple âgé qui vient du Minnesota. Ce sont des fermiers, et Coney Island est l’endroit idéal pour profiter de l’été. Ils se tiennent fort les mains. Ils sont prêts à décrocher le premier prix. Un voyage pour Los Angeles. Les fermiers rêvent déjà de voir ces palmiers sur Rodeo Drive. Betty et Michael, c’est surtout la plage qui leur manque. Le Pacifique, chaud en été et froid l’hiver. Le juge sonne le départ.
Les lèvres de Michael viennent effleurer celles de Betty doucement, jusqu’à l’emprise de toute la lèvre inférieure. Il n’y a plus qu’à attendre. Jusqu’à l’épuisement et peut-être jusqu’au lever du soleil. Betty entend au fond de son cœur son nourrisson pleurer, elle ressent dans ses entrailles son Julian rire. Qu’il est beau, et il ressemble tellement à son père. Betty et Michael ont mis du temps avant de mettre au monde le petit Julian. Ainsi va la vie. Et quand Julian est venu au monde, des larmes ont coulé sur le visage de Michael. Son amour avec Betty s’est concrétisé. Que de souvenirs et que de moments qui laissent le couple en haleine dans ce marathon du baiser le plus long. Les lèvres de Betty sont immobiles voilà déjà plus de deux heures. Les spectateurs applaudissent, le juge vient de signaler une demi-heure de plus. On est ému. On est enchanté par ce marathon hors du commun. Les finalistes prennent cette course contre la montre très au sérieux.
C’est l’énergie de l’espoir, l’héroïsme des petites gens. Le juge indique que la cinquième heure est passé. On entend un chahut quand les lèvres des fermiers se décollent. Ils sont disqualifiés ! Ils ont perdu. « Le couple sept, veuillez-vous mettre de côté s’il vous plait ! » Les fermiers s’exécutent. Betty glisse sa main dans celle de Michael. Elle a besoin de courage pour tenir longtemps. Il reste trois couples sur la piste.
Au petit matin, le soleil se lève sur Coney Island. La nuit tombe sur Los Angeles. En Californie, c’est l’heure du loup. Et c’est Betty et Michael qui remporte ce marathon du baiser le plus long. Les quelques spectateurs restés pour admirer la prouesse des finalistes sont ébahis. Le marathon a duré toute la nuit. Et le juge a dû s’apprivoiser une chaise pour s’assoir. Au petit matin, on entend les mouettes rieuses à Coney Island. Au large, on entend les vagues se casser dans un va et vient. Betty ne rêve que de dormir quelques heures au bord de la mer. Michael rêve de tenir son nourrisson. La nuit était longue.
Alan Alfredo Geday