À New York, sur l’île de Manhattan, qui ne connaît pas la rue Mulberry ? En pleine journée, cette longue rue pullule d’Italiens, elle abonde de Calabrais et de Siciliens qui ont débarqué à la fin du siècle dernier dans le Nouveau Monde. Les Italiens souffraient trop du pouvoir des riches propriétaires terriens et ont mis le cap vers l’Amérique, par centaines de milliers. On les appelait, on les encourageait, il fallait construire ce nouveau pays, il fallait le peupler. Les Italiens se sont mis à rêver, l’Amérique la grande, l’Amérique de tous les possibles, l’Amérique des hommes libres, l’Amérique du travail et de l’argent. Les Calabrais et les Siciliens n’ont pas perdu leurs traditions et leurs valeurs, un mélange de foi et de superstition. La famille, la Sainte Vierge, la cuisine méditerranéenne, et ils ont apporté l’Italie jusque dans la rue Mulberry.
La rue Mulberry est très agitée. Sur le côté est de la rue, les mères italiennes, plus communément connues sous le nom de mamma, hèlent les passants : « Pommes de terre ! Pommes de terre pour vingt centimes le kilo ! » Ici en Amérique, les denrées abondent, et rien n’est gratuit pour les Italiens de New York. Tout a un prix et tout se paye. Sans argent, pas de messe. L’argent permet de s’emparer du pouvoir, de consolider le prestige et la solidité du clan italien. Derrière les étals de tomates fraîches et juteuses, de courgettes longues et jaunes, de bottes de romarin et de coriandre, de champignons de toutes sortes, les mamma font la criée. On se bouscule, on s’impatiente. Les mamma sont surveillées par des hommes, ni méchants ni violents. C’est un devoir, c’est une tradition, les hommes observent le bon déroulement des achats et de la vente. Car sur la rue Mulberry, les Italiens, tous Calabrais ou Siciliens, forment une seule et même communauté. À toute paye, on se doit de remettre une petite somme, communément appelée le pizzo, à l’homme qui les représente. C’est leur chef, leur défenseur auprès des autorités locales, celui qui achète des immeubles, des industries, celui qui apporte l’ordre et les denrées. À la rue Mulberry, les Italiens l’appellent « le parrain ».
Les criées vont bon train. Les mamma servent des bols de soupe à la louche pour quelques centimes. Les marmites de minestrone calabrais et sicilien se désemplissent. On achète un bol de soupe, on se sert et on mange. En Amérique, c’est comme ça ! Peu importe si ce sont des haricots blancs à la sicilienne ou des courgettes à la calabraise, les Italiens de la rue Mulberry ne forment qu’une seule communauté. Et dans les petits restaurants de la rue, les vieux se réunissent et jouent aux cartes ou aux dés. Les enfants observent le déroulement du jeu avec curiosité. Il est hors de question de jouer sans argent. Ici, sur la rue Mulberry, on parie de l’argent. Il y a des sous à gagner, et les enfants adorent cette ambiance. « Quand tu seras un homme, tu comprendras ! » lance un vieux à un enfant. Il lui tend une pièce de cinq centimes. Qu’il aille la donner à sa mère, elle en serait ravie. Ici, c’est l’Amérique, et les Italiens partagent.
Le côté ouest de la rue est moins peuplé. Des charrettes tirées par des chevaux acheminent les tonneaux de vin dans les tavernes. Du bon chianti ! Les chevaux hennissent devant cette agitation et raclent les graviers de leurs sabots. Les hommes soulèvent les tonneaux parmi les enfants qui courent en tous sens. Certains jouent à la toupie quand d’autres jouent aux osselets. Ces enfants sont heureux. Ils n’ont pas connu l’Italie sous le règne du roi Ferdinand. Ils sont nés ici, en Amérique. Les enfants gardent un œil sur leur mamma qui vendent leurs marchandises de l’autre côté de la rue. Une mère italienne est sacrée et elle le sera toujours, à l’image de la Madone.
Il en a toujours été ainsi et il en sera toujours ainsi.
Alan Alfredo Geday