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La rue de Lappe, 1931


Getty Images

 

La rue de Lappe est réputée pour son ambiance enfiévrée le soir. Ça va encore chambarder ! Ça va barder !  La rue de Lappe abrite des bals-musettes comme le Petit-Jardin. Le Petit Jardin est connu pour avoir un excellent groupe de musiciens. En tout cas, la semaine dernière, la soirée a duré jusqu’aux premières lueurs du jour. En attendant que leurs jules, cheminots ou ouvriers, rentrent du travail, les midinettes se préparent. Elles ont partagé un repas aux Tuileries tout à l’heure, à deux pas des maisons de haute couture, et se sont donné rendez-vous pour faire la bringue ce vendredi soir. Pour certaines, elles ne manquent pas de mettre un chapeau façon Schiaparelli ! Pour d’autres, ce sera un collier de perles ! Il faut être belles pour ce soir, ça va être le chic à la française, même si on veut secrètement ressembler à Greta Garbo ou Katharine Hepburn. On feuillette un Vogue pour trouver de l’inspiration, les couturières doivent être à la page et se montrer sous leur plus beau jour. Elles espèrent que le groupe de musiciens ne va pas jouer de la musique trop vieillotte, car elles comptent bien danser et profiter de la soirée avec leur jules. C’est ça Paris, c’est ça la ville des amoureux, c’est ça la Ville Lumière !

 

Les néons lumineux se reflètent sur les pavés mouillés à l’entrée du Petit-Jardin. Les Parisiens attendent leur tour sous la pluie, s’abritant comme ils peuvent sous leur parapluie et les bannes des cafés aux terrasses bien remplies. On se bouscule, on veut avoir son verre de vin illico et profiter de la musique à l’accordéon qui s’échappe jusqu’au trottoir. Enfin, on peut acheter son jeton de bronze à la caisse. C’est un petit losange portant d’un côté, le nom du bal, et de l’autre côté l’inscription usuelle « Bon pour une danse ». Au milieu de la soirée, le patron passera au milieu des danseurs pour réclamer le jeton : « Passez la monnaie ! » Quelques instants plus tard, le Petit Jardin est rempli. Les femmes discutent et plaisantent tandis que les hommes discutent de politique en attendant impatiemment de faire valser leur fiancée. On danse de tout au Petit Jardin : la valse musette, bien sûr, mais aussi la java, le paso doble et le tango.

 

On entend une ritournelle, et un brouhaha s’élève au Petit Jardin. Les couples se forment et se tiennent la main en valsant. On se détend, on écoute cette reprise de Bal dans la rue d’Édith Piaf. C’est exactement ce que ressentent ces femmes.

 

« Ce soir, il y a bal dans ma rue.

Jamais encore, on n'avait vu

Une telle gaieté, une telle cohue.

Il y a bal dans ma rue

Et, dans le p'tit bistrot

Où la joie coule à flots,

Sept musiciens perchés sur un tréteau

Jouent pour les amoureux

Qui tournent deux par deux,

Le rire aux lèvres et les yeux dans les yeux.

Ce soir, il y a bal dans ma rue. »

 

Le tempo se fait plus rapide, la chanteuse s’égosille de sa voix gouailleuse. Une midinette tourne comme une toupie au milieu de la piste, un homme frappe des deux mains : « Allez ! Bravo ! Merci messieurs les musiciens ! » L’accordéoniste se lève de sa chaise pour danser, le trompettiste transpire de toute son âme, le bassiste remue la tête. L’ambiance est enjouée. La reprise du Bal dans la rue se termine. Les femmes sont fatiguées, on a bien dansé. Elles applaudissent avec joie. D’autres couples se forment et se mettent à danser sur la Vie en rose.

 

Aux premières lueurs, à l’extérieur du bal-musette Le Petit Jardin, des prostituées se morfondent sous les fines gouttes de pluie. Elles attendent un client, un homme célibataire qui saura les charmer, un homme à la recherche d’ailleurs. Elles sont restées là toute la nuit en écoutant l’arrière-fond de musique. Les habitués du Petit Jardin ne sont toujours pas sortis, ils dansent encore et toujours. Il ne faudra pas provoquer les hommes de peur de voir la rue de Lappe dégénérer en baston. Il faut rester discrètes et à l’écart. Un premier couple de Parisiens sort. Les filles de joie sont sur le qui-vive. Les regards se croisent. L’ambiance est glauque en cette fin de soirée. Puis deux autres couples sortent et rentrent chez eux. Puis c’est au tour d’un homme. Les prostituées le dévisagent. Il a l’air bien seul, celui-là ! Elles sont là pour le combler ! L’homme hésite et sort une cigarette. C’est ce moment d’hésitation qui dit tout. Il a besoin de repérer cette perle qui le réchauffera dans une piaule très bientôt. « Je suis là pour toi mon amour ! » craque une femme qui le provoque avant toutes les autres. L’homme esquisse un sourire. Un éclair traverse le ciel, sans bruit. L’homme jette son mégot et s’approche de la femme qui le prend dans ses bras comme une amoureuse.

 

Alan Alfredo Geday

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