La grande boucherie de Londres, 1930
- alanageday
- 26 mai
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La journée s’annonce longue pour Andrew, dit aussi « black bull », et Charles, plus communément connu sous le surnom de « red bone ». Avant d’exercer ce métier, Andrew était boxeur. Les spectateurs londoniens lui donnèrent le surnom de « black bull », car il tournait en rond sur le ring, la tête baissée comme un taureau, et sans jamais regarder son adversaire en face. Il flairait l’instant, le moment où son ennemi allait attaquer. Il esquivait les poings à l’aveugle, dans le noir. Un vrai « taureau noir » celui-là ! Mais la boxe ne lui a jamais souri. Ainsi, il est devenu équarisseur. Sa force et son habileté sont mis à profit dans la découpe des animaux morts. Mais Andrew ne s’en porte pas plus mal, il aime faire usage de ses mains, il aime porter et se surmener. Mais, comble pour un ancien boxeur, la vue du sang lui fait parfois tourner de l’œil. Charles, quant à lui, a commencé tôt, et a pris l’habitude d’équarrir les bœufs et les porcs. Ses collègues le surnomme l’« os rouge », car le sang ne lui fait pas peur, bien au contraire. La découpe de l’animal est devenue un jeu d’enfant pour ce grand gaillard aux larges épaules. Ce matin, à l’extérieur de l’entrepôt, les deux Londoniens se morfondent dans le brouillard et la brise. Ils fument cigarette sur cigarette. Quel temps grincheux ! Mais surtout quelle odeur ! Les deux hommes robustes et fort se couvrent le nez avec des mouchoirs. Ça pue par ici ! L’abattoir n’est qu’à une centaine de mètres de l’entrepôt. Hier, les bœufs ont été décapités, les volailles assassinées, et les porcs éventrés. Ils ont été foudroyés par percussion avec des pistolets, abattus avec des joncs et des merlin anglais. Les effluves qui se dégagent depuis ce matin sont particulièrement fétides. Mais rien n'empêche Andrew et Charles d’exercer ce métier. Alors que les hommes qui travaillent à l’abattoir sont payés une misère pour mener les bêtes à la mort, Andrew et Charles ont un salaire respectable. Tout se mesure à la tâche ici, à la grande boucherie de Londres. La raison est que ces deux gaillards sont en charge de porter les flancs de bœufs, les porcs et les carcasses d’agneaux dans les fourgons pour être acheminés dans les marchés de Londres coûte que coûte. Mais avant de porter quoique ce soit, il faut découper et séparer les parties de l’animal. Et parfois, les flancs de bœuf giclent sur leur tablier, parfois les porcs sont si lourds…Ça n’en finit pas, mais les deux hommes sont payés pour ça.
Au loin, une berline approche. C’est le responsable des opérations qui vient ouvrir l’entrepôt. La berline s’arrête devant l’entrée, et un mocassin noir se pose sur le gravier. Andrew et Charles inclinent la tête en signe de respect. Le responsable s’empare de son trousseau de clés et ouvre le grand entrepôt : « Au travail ! » Andrew et Charles s’exécutent. Avant l’arrivée des fourgons, ils doivent procéder à la saignée de l’animal. Andrew décroche les bœufs de leur hoqueton, et les dépose à terre. Qu’il est lourd celui-là ! Il le presse de toutes ses forces de ses bras. Il s’agit de vider l’animal de son sang. Le sang se déverse sur le sol. Ça gicle ! Ça éclabousse de partout ! Andrew en prend plein la figure, et grimace de dégoût. De son côté, Charles s’occupe de la dépouille. Une fois les animaux morts, le cuir est séparé des carcasses pour être commercialisé. Les pieds sont détachés, et les sabots feront de l’engrais. Tous les os serviront à confectionner des articles de bain. C’est au tour d’Andrew de couper la tête du bœuf. Il faut frapper très fort et très sec. Il s’empare de son couteau d’équarisseur et tranche la tête de l’animal. « Regarde-moi ça, j’ai le couteau le plus aiguisé de toute la Grande Bretagne ! » Ensuite, il retire les abats et les viscères, quand tout à coup, les deux entendent les moteurs des fourgons. Ils sont là pour le chargement. Le plus dur de l’équarrissage est fait. Il ne reste plus qu’à charger les fourgons. Andrew et Charles s’exécutent, et alignent tous les flancs de bœuf, de porc, et les carcasses d’agneau en rangées. Il faut porter chaque pièce, chaque partie de l’animal.
Qu’est-ce qu’il est lourd ce porc ! Charles porte avec difficulté le dernier porc. Andrew prend plaisir à porter les flancs de bœuf. Le plus dur est de le déposer sur l’épaule. Après, c’est tendre comme la viande d’agneau. Ça ramollit et ça prend la forme de l’épaule. Avec le temps, Andrew a appris à aimer son métier. Chaque jour est une victoire ici ! Andrew charge le dernier flanc de bœuf. « Démarrez ! » ordonne le responsable des opérations. Les fourgonnettes démarrent, et quittent les lieux vers le marché londonien. Andrew s’essuie les mains sur son tablier taché de sang. Charles récupère sa paye avec un bonus de dix livres. Il rentrera ce soir fier de rapporter à sa mère des provisions pour la semaine. Quant à Andrew, il achètera une place pour la finale de la compétition de boxe. Il n’aura pas la nostalgie !
Alan Alfredo Geday