Personne n’a dormi cette nuit dans le village breton de Saint-Briac-sur-Mer. Les bombardements ont tenu les villageois aux abois. Et du haut de ses vingt ans, la courageuse Marie Thérèse Crochu, compte bien exprimer sa colère. La Bretagne appartient à la France, et elle ne se laissera pas envahir par l’occupant allemand ! Marie Thérèse Crochu veut hurler sa rage. Cela fait quatre ans, depuis les attaques aériennes de 1940, qu’elle vit au gré des restrictions. Elle s’est nourrie peu ou mal. Faire la queue chez le boulanger puis chez le boucher pendant des heures, munie de son pauvre ticket de rationnement, c’était son quotidien. On lui offrait un minimum souvent insuffisant. « Toutes les familles n'étaient pas logées à la même enseigne. Les plus riches avaient les moyens d'acheter des produits sur le marché noir, souvent passés par des mains allemandes. Pour les autres, c'était la débrouille », raconte Marie Thérèse Crochu au marine américain qui peine à comprendre son français. Pendant l’occupation, elle ne s’est pas laissé abattre pour autant, et elle a fait pousser du café dans l’arrière-cour de la maison de ses parents. Le goût était âpre, mais ce menu plaisir était un luxe. Fort heureusement, il y avait aussi cet ami fermier qui l’approvisionnait de temps en temps. Un œuf fraichement pondu, du lait encore chaud, et des légumes que les Allemands ne reconnaissaient pas et ne pouvaient donc confisquer : topinambours, panais, rutabagas. Ah ! Marie Thérèse Crochu se serait damnée pour une fichue pomme de terre ! Quant au pain, il était noir de son. Une vraie tannée ! Ah, une belle miche au cœur tendre et blanc… elle en avait mille fois rêvé. Et puis le saindoux, qui avait remplacé le bon beurre breton, était sans saveur sur les tartines. Pour le dessert, on ne pouvait pas espérer une tarte ou un flan, et seuls les enfants avaient droits à des biscuits survitaminés au goût de médicament. Et le plus pénible, c’était le froid. En hiver, les vitres étaient couvertes de givre. Le charbon servait à alimenter la cuisinière, et il était bien rare.
En ce matin du 15 août 1944, les habitants sortent un à un de leur foyer pour accueillir les marines américains. Ils ont libéré tout le village de Saint-Briac-sur-Mer. Marie Thérèse Crochu s’apprête. Aujourd’hui, cette femme du pays bigouden portent sa coiffe avec fierté. Elle mesure bien quarante centimètres ! C’est signe de la grandeur bretonne, ce territoire jamais soumis, toujours indépendant et plein d’orgueil. Et la langue bretonne fleurit dans sa bouche, il s’agit de ne pas l’oublier, cette richesse du pays. « Trugarez ! » hurle-t-elle par la fenêtre avec fierté. « Vive la France ! » lance une autre femme qui s’est aussi coiffée pour l’occasion. Les marines entrent petit à petit dans le village, accueillis par les habitants qui ne cachent pas leur joie. Les enfants sortent dans les rues pour les admirer. Ils leur offrent des fleurs, ils leur offrent du lait, tout ce qui leur passe sous la main. Tout le monde s’est réuni sur la place principale du village. Les hommes et les femmes se prennent le bras pour entamer une gavotte. Ils forment une grande ligne qui va et vient devant les marines ébahis. Puis les villageois se dispersent pour valser ensemble. Marie Thérèse Crochu ôte sa coiffe et prend son courage à deux mains, pour inviter un marine américain à danser avec elle. Ses grands yeux bleus se plongent dans le regard timide du soldat. Ils ne parlent pas la même langue, mais ils semblent se comprendre, et leurs sourires en disent long. Marie-Thérèse n'a jamais vu un homme aussi beau. Peut-être est-ce parce qu'elle le voit en héros, peut-être est-ce parce qu'il vient d'ailleurs. Et son uniforme n'y est pas pour rien, il a plus de charme que les pantalons gris et les bretelles de ses compatriotes. Le marine observe la jeune française avec tendresse. Son joli visage poupon et sa robe fleurie portent tout le charme de la France. Autour d'eux, les enfants s'agitent, heureux de voir ces deux contrées réunies par l'amour. On les acclame, on les taquine, et les danseurs se délectent de cet instant.
Alan Alfredo Geday
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