Depuis le krach de Wall Street, la Grande Dépression ravage les États-Unis. La pauvreté pullule et les marathons de danse fleurissent dans le pays. Le principe ? Danser sans jamais s’arrêter, jusqu’à la fin, pour quelques billets. Comme de nombreux couples sans ressources, Henry et Jane ont décidé d’y participer. Poussés par le désespoir, ils mettent en jeu leur santé physique et mentale.
— J’en peux plus ! Je suis épuisée ! Je ne sens plus mes pieds, ma tête va exploser...
— Courage Jane, il faut tenir encore, sinon tout ça n’aura servi à rien... Au moins, ici, on est nourris, souviens-toi à quel point on avait faim en arrivant !
— On avait faim mais on pouvait dormir plus de onze minutes d’affilée ! On pouvait s’asseoir... Mon Dieu, j’ai envie de dormir... Dormir pendant des jours. Je tuerais pour une bonne nuit, un bain, une cigarette, tenir notre bébé dans les bras... Henry, ce n’est pas humain...
— Et si on gagne le marathon de danse, on pourra empocher cent dollars ! Tu te rends compte ? Ça nous laissera le temps de voir venir ! s'enthousiasme Henry.
— Oui, mon amour... Ces fichus cent dollars, ne t’en fais pas, je ne les oublie pas. Cet enfer depuis trois semaines, cette souffrance, tout ça pour cent dollars... soupire Jane en posant sa tête sur l’épaule d’Henry. Mes jambes brûlent, je ne tiens plus debout, soutiens-moi Henry...
Il ne reste plus que cinq couples en lice. Henry et Jane ont quelques chances de gagner, d’autant plus qu’ils ont la sympathie du jury. Ils sont jeunes et beaux, mais surtout très amoureux. On aime les regarder s’endormir en dansant l’un contre l’autre, se pleurer dans les bras, s’embrasser longuement. Déjà trois longues semaines que Henry et Jane dansent dans ce gymnase spécialement aménagé pour le marathon. Aujourd’hui, Jane est à la traîne, et c’est Henry qui l’empêche de s’écrouler. Son accouchement ne date que de quelques mois et elle se sent affaiblie. Elle traîne ses pieds lourdement, mais elle est bien là, accrochée à son mari comme à une bouée, semblant dériver en pleine mer. Elle essaye d’oublier le marathon, de penser à son bébé qui doit pleurer loin de sa mère. Elle doit tenir, pour lui, son petit John. Ils sont presque au bout de ces horribles quarante-cinq minutes où ils doivent danser sous le regard amusé des spectateurs avant de pouvoir fermer les yeux, onze minutes seulement, avant de recommencer. Enfin, Jane s’écroule sur une chaise, à demi consciente. Enfin, le repos. Les minutes filent comme un soupir. On est obligé de la secouer, de lui lancer de l’eau froide pour qu’elle se réveille. Henry la serre contre elle, ils doivent encore danser. Elle pense à son nourrisson qu’elle a confié à sa mère. Il doit avoir faim, elle sent une montée de lait. Le lait s’écoule sur sa poitrine et mouille la chemise d’Henry. « Ne t’en fais pas », lui murmure-t-il. Elle espère que son bébé ne pleure pas, qu’il ne se sent pas abandonné, ils reviendront avec cent dollars et ils seront heureux. Voilà la femme d’un couple qui s’effondre à côté d’eux. Elle est évanouie, son partenaire la gifle de toutes ses forces, en vain. Deux hommes la récupèrent et la font sortir de la piste sur un brancard. C’est dommage pour le billet de cent dollar ! Ce ne sera pas pour eux. Il reste trois couples sur la piste de danse. « Grâce à la générosité des fermiers, le couple qui gagnera se verra attribuer trois sacs de maïs et cinq sacs de riz en plus d’un billet de cent dollars ! » leur annonce-t-on dans le microphone. De quoi bien nourrir leur famille ! Henry refuse de rebrousser chemin malgré les supplications de Jane : « On ne s’est pas lancé dans cette aventure pour rien, nous devons continuer jusqu’au bout ! » Jane est à peine consciente. Même si elle s’arrête de danser, elle aura l’impression de toujours danser. « Je deviens folle », soupire-t-elle. Trois semaines de danse, ce n’est pas rien. Mais c’est la Grande Dépression et les gens sont prêts à mourir pour empocher cent dollars. Henry espère que le couple qui se dandine à leur droite va s’effondrer. Ils ont bien quarante ans, ils n’ont pas leur vitalité, ils devraient perdre. Il s’en veut d’espérer leur perte, après tout, ils doivent être aussi désespérés qu’eux, mais c’est leur petit John contre ces inconnus. Comme si c’était la guerre, comme si on était dans les tranchées ! Au début, Henry a dû lire le journal en dansant, se raser en dansant et bien d’autres choses en dansant, mais maintenant il ne fait plus rien que soutenir sa femme. Si son genou touche le sol, il est éliminé immédiatement du marathon. Les spectateurs sourient, ils sont amusés par le désespoir de ces familles prêtes à tout pour du riz, du maïs et surtout cent dollars. C’est l’énergie du désespoir, l’héroïsme des petites gens.
Alan Alfredo Geday