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La crue de Florence, 1966


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L’Arno, ce majestueux fleuve de la Toscane, est sorti de son lit cette semaine. La crue a dévasté la belle ville de Florence, que les Italiens appellent « la bonbonnière de Rome », en référence à sa douceur et sa grâce architecturale. Ainsi, depuis plusieurs jours, les écoles sont fermées, les commerces sont scellés, et les musées interdits au public. Ainsi va la nature, on ne peut rien prévoir, et les Florentins accueillent la crue comme un affront envers leur belle culture.

 

Lorsque l’Arno s’est retranché dans son lit, il a laissé la trace de son passage par des milliers de déchets éparpillés dans la ville. C’étaient des couches pour enfants, des bouteilles de verre et de plastique, des papiers, des emballages, tous les rebuts cachés de la société florentine. L’élégance de la ville toscane a laissé place à la laideur napolitaine, à sa saleté souvent méprisée et décriée par ces Italiens délicats. Les Florentins ont pris peur, la boue a envahi les belles places de la bonbonnière et ses ruelles. La cathédrale Duomo était méconnaissable, la Galerie Dell’ Academia était transformée, le Ponte Vecchio était métamorphosé. Les habitants de Florence se sont indignés. Écœurés, ils sont sortis de leur maison avec pour seule volonté de redonner à Florence son cachet intime. Le David de Michelangelo a été placé en lieu sûr ainsi que la Cène de Léonard de Vinci. Dans les contrées voisines, des hommes et des femmes prirent leur courage à deux mains et vinrent à Florence pour aider à tout nettoyer, à tout déblayer, à tout ranger. Comme un appel de Dieu, comme des anges, ils sont venus par milliers pour venir en aide à la population locale. Les Florentins les appelèrent les « Anges de la Boue ».

 

 « Ici, c’est Florence, bon sang de Bon Dieu ! » s’énerve un soldat qui contemple le désastre. L’armée est venue en renfort pour aider les citoyens. Florence est une ville touristique avant tout, une ville qui se doit d’être irréprochable et préservée. Mais que faire de tous ces déchets, de cette poubelle que l’Arno a rejetée sur la bonbonnière de Rome ?

— Il faut les rejeter dans le fleuve, ordonne le général.

— Mais, mon général ! Nous ne sommes pas à Naples, nous ne sommes pas sales…

— Redonnez à l’Arno ce qui lui appartient, reprend le général.

Les soldats s’exécutent et rendent à l’Arno ce qu’il a vomi. Ils donnent des coups de pelle ci et là. C’est tellement facile de rejeter toutes ces feuilles dans le fleuve. C’est amusant aussi ! On les voit couler pour certaines, pour d’autres, on les voit flotter et disparaître dans les flots. Plus le fleuve de l’Arno tombe malade, plus la ville de Florence respire. Qui irait s’aventurer dans le fleuve ? On peut se débarrasser de l’inutile, de la honte, de la laideur, on peut dissimuler tout ce qui ne concorde pas avec l’image de Florence. Florence, cette ville anachronique, cette carte postale intacte, ne doit pas subir les affres de la société moderne. « Il faut tout jeter dans le fleuve ! » insiste le général. Les passants se révoltent à la vue de ce véhicule qui rejette tous les déchets dans leur fleuve. C’est sûr, ce n’est pas une blague ! Mais oui ! Quel sacrilège de polluer leur bel Arno ! Et puis ils réfléchissent. Que peuvent-ils faire ? Après tout, l’important c’est que tout redevienne comme avant, que tout ça ne soit plus qu’un mauvais souvenir, que la nature redevienne domptée, invisible et silencieuse. Du moment que Florence redevient Florence. Du moment que les touristes achètent des bijoux et contemplent le David, du moment que les pizzas sont chaudes et les écoles ouvertes, du moment que les palais, les églises, les académies, les musées et les places sont nettoyés et réparés. Mais combien de temps cela pourra-t-il durer ?

 

Alan Alfredo Geday

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