« Le long d'un clair ruisseau buvait une Colombe, quand sur l'eau se penchant une Fourmi y tombe. Et dans cet océan l'on eût vu la Fourmi s'efforcer, mais en vain, de regagner la rive. La Colombe aussitôt usa de charité : Un brin d'herbe dans l'eau par elle étant jeté, ce fut un promontoire où la Fourmi arrive. Elle se sauve ; et là-dessus passe un certain Croquant qui marchait les pieds nus. Ce Croquant, par hasard, avait une arbalète. Dès qu'il voit l'Oiseau de Vénus, Il le croit en son pot, et déjà lui fait fête. Tandis qu'à le tuer mon Villageois s'apprête, La Fourmi le pique au talon. Le Vilain retourne la tête : La Colombe l'entend, part, et tire de long. Le soupé du Croquant avec elle s'envole : Point de Pigeon pour une obole. » écrit Jean de Lafontaine.
La photographe Micheline Pelletier entre dans la petite chambre. C’est Simone Veil qui l’a réquisitionnée pour une séance de photos. « Je veux de belles photos ! » lui avait-elle signalé au téléphone, il y a une semaine, avec une douceur inégalable. Micheline prit cette affaire très au sérieux. Que pouvait-elle donner de plus précieux à cette rescapée de la Shoah connue sous le nom de Simone Veil ? Rien n’impressionne Simone Veil. Même ces photographies que l’on découvre avec horreur dans les livres d’Histoire. Des corps squelettiques qui s’entassent dans les fosses, des femmes nues prêtes à être fusillées par les Nazis en pleine campagne, ou des enfants portant l’étoile jaune qui lèvent les bras dans les ghettos de Varsovie. Plus rien ne chatouille ses émotions. Elle n’était qu’une fourmi survivante dans une fourmilière. Une fourmi mal nourrie pendant des mois, qui regardait les reflets de la lune se refléter sur les toits du camp de concentration d’Auschwitz. On dit que la lune provoque les marées, la mer Méditerranée de Nice était à des années lumières d’Auschwitz. Simone Veil n’avait que seize ans. L’odeur de la mort la rongeait dans le train qui la déporta en Pologne, cette mère patrie qui n’a pas su préserver ses enfants. Comment va-t-elle mourir ? Et sa dépouille ? Parfois, elle ne pensait pas. L’esprit est réduit à néant quand l’ennemi vous dépouille, vous humilie, vous déshumanise. Pourtant ce jour-là, elle marchait vers son lycée pour fêter la fin des épreuves du baccalauréat avec ses amies. Ce sont ces deux Allemands dans la rue qui l’arrêtèrent. La fête était terminée à jamais. Elle ne connaissait pas son sort, mais elle le prévoyait : Auschwitz-Birkenau.
Simone Veil est une survivante. Elle fait une carrière politique à son retour en France, elle se bat pour le droit des femmes et occupe plusieurs postes ministériels. La fourmilière des camps restera à jamais gravée dans sa mémoire. Et restera tatoué sur son bras le matricule 78651. Des chiffres maudits, à même la peau. Simone Veil tient à photographier l’instant. On est à l’aube du vingt unièmes siècles et les générations futures ont besoin de son témoignage. « Quoi de mieux qu’une colombe ? » lui avait proposé Micheline Pelletier lors de leur entretien téléphonique. Il ne faut pas décevoir Simone Veil. C’est une statue de marbre, blanche et lisse comme une colombe.
Alors, elle est où cette colombe ? Simone Veil attend patiemment l’arrivée de la photographe. Elle est en retard. La rescapée replonge dans ses pensées. L’arrivée nocturne dans le camp d’Auschwitz, la brutalité de chaque détail, les portes du train qui coulissaient enfin, après des jours d’enfermement, de puanteur, de promiscuité dégradante. Les soldats froids et violents. Ils criaient « Raus ! Raus ! », et leur voix se mêlaient à l’aboiement des chiens. Le froid piquait la peau. Les hommes, les femmes et les enfants descendirent sur le quai, ils n’étaient que des ombres. Si maigres, terrifiés, abattus. Que de nuits sans sommeil, que d’attente indicible. Puis les camps alignés derrière le grand portail métallique surmonté de son immonde « Arbeit macht fre », « le travail rend libre ». Comment oublier, et comment dire pourtant ? « Et bien ! La voilà cette colombe ! » s’enthousiasme Simone Veil quand Micheline Pelletier entre dans la chambre.
« J’aime le blanc ! » lui dit Simone Veil. Micheline Pelletier dépose la petite cage sur le sol. Elle s’empare avec délicatesse de la colombe. La rescapée veut caresser son gosier. La colombe s’échappe par mégarde des mains de la photographe et vient se poser sur l’épaule de l’élue. Micheline Pelletier tente de la rattraper. « Ne vous inquiétez pas, elle se posera sur mon doigt très bientôt ! Elle sait reconnaître la paix ! » la rassure Simone Veil.
Micheline Pelletier installe sa caméra. La colombe se pose sur la main de la rescapée. Il y a plus qu’à appuyer sur le bouton. L’instant est immortalisé.
Alan Alfredo Geday
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