top of page

L’histoire d’un canular, 1946

  • alanageday
  • il y a 3 jours
  • 3 min de lecture

Getty Images
Getty Images

 

 

Jean d’Halluin vient tout juste de créer les éditions Scorpion. Il est fier de sa nouvelle maison d’édition. Cette dernière va terrasser le monde du livre, cette dernière va publier les meilleurs écrivains ! Ça va cartonner ! Il en est convaincu. Malheureusement, pour l’instant, sa maison d’édition peine à décoller. Jean d’Halluin est à la recherche de prodiges, d’écrivains talentueux et loyaux. Mais il enchaine les désillusions. Cette petite maison n’inspire pas confiance aux célébrités, et seuls quelques mauvais scribouillards ou escrocs se présentent à lui. Ah, le monde de la littérature est ingrat ! Mais il en faut davantage pour le débouter, et il prend son mal en patience. Les mois et les années s’écoulent, et Jean d’Halluin ne connaît toujours pas le succès. À bas les Prix Nobel, les agrégés de littératures, les snobs du Quartier latin qui le regardent de haut, ce qu’il lui faut, ce n’est pas un carnet d’adresses important, ce n’est pas une flopée de prix Goncourt, c’est un best-seller, un succès populaire, quelque chose qui fasse du bruit ! Jean d’Halluin veut frapper à l’américaine, provoquer le scandale et remplir les pages des journalistes. Il veut trouver un Henry Miller, un écrivain irrévérencieux, alcoolique, scabreux, un écrivain qui fasse trembler les bourgeois et qui émoustille le peuple ! Un écrivain sans vergogne qui se fout des belles lettres et du bon ton. Mais qui ?

 

Contre toute attente, c’est le plus snob des plus snobs qui est attiré par l’idée. Écrire un best-seller sous un faux nom. Et même se faire passer pour un auteur américain censuré dans son pays !  Le plus snob mais pas le moins joueur, puisque c’est le fameux Boris Vian qui répond à l’appel de Jean d’Halluin. Il a besoin d’argent, et il a besoin de se désennuyer. Écrire, c’est sa passion, mais monter un canular, c’est encore plus divertissant. Bouleverser le monde littéraire ? Pourquoi pas. Faire hurler les critiques ? Provoquer le comité d’éthique et de morale ? Quelle belle aventure ! Lui qui vient de manquer le prix de la Pléiade pour l’écume des jours, il a bien envie de prendre sa revanche ! Il a hâte. Ça tombe bien, Jean d’Halluin lui donne seulement dix jours pour écrire un best-seller. Au travail. Il a vingt-six ans, il ne craint pas les nuits blanches, et l’alcool sait lui délier la plume. Ainsi naît sur le papier, à une vitesse vertigineuse, l’un des plus grands pans de la littérature française : J’irai cracher sur vos tombes. C’est l’histoire de Lee Anderson, un métis du Sud des États-Unis, animé par le désir de venger son frère lynché à mort parce qu’il était amoureux d’une Blanche. Il écrit des scènes violentes. Il écrit des scènes érotiques. Il dénonce le racisme. De quoi faire un alibi parfait : évidemment que les Américains auraient censuré ce livre ! Le canular est parfait, il va en faire couler de l’encre !

 

On est le 21 novembre 1946. J’irai cracher sur vos tombes sort en exclusivité en France, interdit dans son propre pays ! C’est le roman que « l’Amérique n’a pas osé publier » ! Il est signé « Vernon Sullivan » et traduit par Boris Vian. Le succès tant attendu de Jean d’Halluin ne se fait pas attendre. Le tirage grimpe à 120 000 exemplaires en deux ans. Le scandale fait vendre. Plus la presse s’offusque, plus les gens se ruent dans les librairies. Boris Vian et Jean d’Halluin rient sous cape. Quelle supercherie ! Mais beaucoup ne sont pas dupes. Des rumeurs circulent. On parle, on chuchote, on suppute. Qui est le véritable auteur de J’irai cracher sur vos tombes ? Comment cet anonyme de Jean d’Halluin a-t-il pu se procurer une œuvre américaine censurée ? Et cette traduction de Boris Vian paraît suspecte. Le Cartel d’action sociale et morale attaque Boris Vian en justice. Celui-ci ne sait plus comment se dépêtrer de son canular, et il en vient même à traduire le livre en anglais pour présenter un faux original !

 

En 1948, empoisonné par la justice, Boris Vian finit par avouer. Il est l’auteur de J’irai cracher sur vos tombes. En attendant, le canular lui a bien rempli les poches ! Mieux vaut un best-seller qu’un prix de la Pléiade pardi !

 

Alan Alfredo Geday 

 
 
bottom of page