Au temps de l’Empire romain, les cimetières étaient loin de la cité, mais au cimetière de Highgate à Londres, les morts se sont rapprochés des vivants. Le cimetière fait partie des sept cimetières ouverts autour du centre de Londres au dix-neuvième siècle pour limiter la propagation des maladies. Les sépultures ne sont plus au cœur de la ville, et le respect des morts se fait dans le respect de l’hygiénisme moderne. Aucune cloche d’église ne retentit au cimetière d’Highgate où le temps semble suspendu. Les tombes nouvelles s’entremêlent aux anciennes. Le marbre blanc côtoie la pierre et le granit dans les longues allées du cimetière. La mousse envahit tout, les tombales sont noyées sous les herbes folles et les fougères. Les mésanges charbonnières font frémir les branchages des charmes et des houx. Des écureuils gris se faufilent ici et là. Peu importe la forme des sépultures, des mausolées, des cénotaphes et des caveaux, la poussière n’est que poussière, et les hommes retourneront à leur genèse : la terre. Les mains enfoncées dans ses poches, un homme en costume noir marche lentement sur les sentiers qui s’enfoncent dans les sous-bois pour une visite tant attendue, une visite du temps passé, une visite de l’Histoire.
Dans le cimetière de Highgate, tout mérite d’être vu, d’être ressenti, d’être vécu. Tout mérite le témoignage des visiteurs. L’au-delà existe et parfois on ressent quelque chose dans un cimetière, des voix, des chuchotements, des chants d’oiseaux, des enfants qui jouent, un certain réconfort. L’homme traverse l’entrée égyptienne flanquée de colonnes. Un frisson parcourt son dos. Il est envahi par une odeur fraîche et musquée. L’homme avance tranquillement et observe les dates de naissance et de décès gravées sur les tombes. Il fait son calcul. Certains ont eu la vie courte, et d’autres ont traversé un siècle. Peut-on vraiment résumer une vie sur des épitaphes ? L’homme commence à les lire sur les premières tombes. Les épitaphes sont nombreuses, et il en lit de tout genre. « Jésus, aie pitié de mon âme », « Une femme aimante, une mère et une grand-mère », « écrivaine de ce siècle ». L’homme en costume noir reste pensif. Plus l’on se rapproche de la mort, de la fin, du début de la vie éternelle, plus on réalise nos fautes et nos actes, le bien que nous avons propagé et le mal que nous avons commis. Il se perd dans le dédale des sentiers, il s’engouffre au milieu de la végétation, il rêve. Un ange de pierre attire son attention. Il semble ici depuis toujours, intégré au décor, comme sorti de terre. C’est un ange déchu, un ange gardien des âmes et prisonnier du cimetière. Un ange qui ne volera plus, qui ne rira plus, qui ne goûtera plus les rayons du soleil et la fraîcheur de l’air. Un ange perdu, comme lui, égaré quelque part entre la vie et la mort. Puis l’homme arrive devant l’immense cèdre du Liban qui trône dans le cimetière. Il pose sa main sur l’écorce humide. Ça, c’est de l’âge, ça, c’est du temps. Il songe à son beau pays, à la Vallée de Qadisha et la forêt des Cèdres de Dieu. Il songe à la guerre du Liban, à l’arrivée de sa famille à Londres. Il songe aux morts de son pays, aux allées de martyrs, à la première sourate du Coran que le visiteur doit lire pour le défunt. Ici, on se promène en profane, on flâne, on oublie. Que peut-on croire encore ? Quel monde les morts nous ont-ils laissé ? Comment vivre encore parmi les vivants ? Et comme venue d’outre-tombe, une petite voix d’ange lui répond : « Laisse du temps au temps. »
Alan Alfredo Geday