L’affranchi, 1929

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Salvatore Maranzano était un enfant pieux et discipliné. Il suivait avec sérieux les cours de théologie. Il voulait devenir prêtre, là-bas, dans cette petite île ensoleillée qui habite encore ses rêves, la Sicile. Mais son goût pour l’empire romain aurait dû lui mettre la puce à l’oreille. Il n’était pas fait pour obéir docilement, il n’était pas fait pour l’humilité de l’Église. Le jeune Salvatore était déjà fasciné par le pouvoir et la conquête, et on le surnommait « le petit César ». César, il l’est aujourd’hui, en quelque sorte. Et que n’a-t-il pas dû endurer pour trouver une terre à conquérir ? En 1924, Salvatore quitta la Sicile miséreuse et affamée pour le Nouveau Monde. Il rêvait grand. Mais la grandeur se fit attendre. La traversée de l’Atlantique marqua le début de sa désillusion. Humiliante et terrible. Ils étaient des centaines, entassés comme des bestiaux dans la cale, à souffrir du mal de mer et de l’avarie des victuailles. Mais quand il aperçut Ellis Island, il se sentit immédiatement chez lui. Il sut qu’il y arriverait. Il sut que César avait trouvé son empire.

Il intégra rapidement la famille Schiro, la famille castellammaraise de New York et la plus puissante mafia italienne. Il dut faire ses preuves en tant que soldat. Car la mafia est organisée, c’est une structure à la hiérarchie bien établie. La mafia répond à deux principes : la tradition et l’ordre. Ainsi, en haut de l’empire, règne le parrain. Il est conseillé par son consigliere. Pour leur obéir et faire régner leur loi, il y a les capos et les soldats. Tous sont affranchis, et appartiennent à la même famille. Tout en bas de la pyramide, et en dehors de la famille, travaillent les associés. Salvatore Maranzano, d’abord associé puir longtemps soldat, réussit à se démarquer par son courage, son honneur, sa stratégie, mais aussi par son grand sens moral. Après tout, il avait étudié la théologie. Cet homme fort, à la fois violent et pieux, sut attirer les éloges et la reconnaissance de la famille Schiro. Et à la mort du parrain, il fut nommé à la tête de l’empire mafieux. Et aujourd’hui, grâce à l’assassinat de ses rivaux, il n’est pas moins que le « boss of bosses », le parrain de tous les parrains.

L’associé Frank frappe à la porte du bureau du parrain. C’est son jour. Aujourd’hui, Salvatore Maranzano va l’affranchir et l’intégrer à la famille. Frank a longtemps rapporté gros à la famille. Il a organisé des courses de rats dans les entrepôts de New York. Grâce à des paris juteux et des grosses mises, il a su sortir son épingle du jeu et gagner la confiance du parrain. « Vous m’avez convoqué ? » demande-t-il au conseiller en entrant dans le bureau. Ce dernier acquiesce. Salvatore Maranzano est fier de lui. Il a insisté pour affranchir Frank en personne. Frank a été loyal tout ce temps, il a toujours respecté ses supérieurs et exécuté les ordres de son chef. Frank s’assure que sa cravate est bien nouée. Ses mocassins sont cirés à la perfection et son costume trois pièce flambant neuf.

Salvatore Maranzano trône devant une image de la Vierge Marie. C’est la tradition. Et le parrain est resté fidèle à sa religion. Frank tremble de peur. César est tout puissant. Salvatore Maranzano est plus terrible que Dieu le père. « Donne-moi ta main ! » demande-t-il de sa voix de ténor enraillée. Et de la pointe d’une aiguille, il pique l’index de l’affranchi. Une goutte de sang perle à sa surface. « Tu donnes ton sang à la famille, et la famille te protège » annonce Salvatore. Frank est ému. De cette même main, il a tué les ennemis de son maître, il a fouillé les traîtres, battu les prostituées, récupéré l’argent sale, compté des milliers de liasses. De cette même main, il a juré de dire la vérité dans plusieurs procès. Le parrain sort une icône de la Vierge et la brûle à la flamme de son briquet. Frank prête serment : « Comme cette carte qui brûle, que mon âme aille brûler en enfer si je trahis le serment du silence ». Il est affranchi.

Alan Alfredo Geday