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Jumbo, 1880


 

Moi, c’est Jumbo, et je suis un éléphant. La jolie qui porte une collerette, c’est Tom-Tom, ma compagne. Dans mon pays natal, Jumbo veut dire « bonjour ». Parce que j’ai eu le malheur d’être avenant, d’être gentil. Et maintenant, outre-Atlantique, c’est plus de neuf millions de spectateurs qui m’adulent. Ici, à New York, je suis connu et prisonnier. On m’appelle le plus grand monarque de ma race, et pourtant je ne rêve que d’une chose, c’est de retourner en Abyssinie, dans l’anonymat et la tranquillité. J’ai le mal du pays. Je ne sais pas si l’Abyssinie est loin d’ici. Je me souviens parfaitement de ma capture, j’ai une vraie mémoire d’éléphant. Des hommes de mon pays, une dizaine, sont venus vers moi, avec des bananes et des grands sourires. J’ai cru en leur amitié, j’étais jeune et naïf. Je me suis approché. Et ni une ni deux, ils m’ont ligoté autour du ventre, ils m’ont enchaîné les pieds, et ils ont couvert mes yeux. Je barrissais, je me débattais, en vain. On m’a transporté, je sentais le branlement du bateau, mais j’étais toujours aveugle. On me fouettait vivement quand j’essayais de me libérer de mes œillères ou de mes chaînes. Je suis arrivé en France, à la ménagerie du Jardin des Plantes, s’il vous plait, un endroit prestigieux. Les visiteurs me regardaient comme un phénomène, comme une curiosité. C’était bien la première fois qu’on me regardait ainsi. Dans mon pays, je n’étais pas extraordinaire. J’ai été orgueilleux, malgré ma captivité, j’aimais ces yeux admiratifs que l’on posait sur moi. Mais un jour, j’ai bien compris ma moindre valeur. Ce jour, ce fut celui de l’arrivée de mon remplaçant, un grand rhinocéros prétentieux, qui se pavanait, avec sa corne disgracieuse au milieu du front. Et je fus envoyé au zoo de Londres. Là-bas, j’ai redoublé de gentillesse pour rester à ma place. Je n’avais plus envie de voyager dans une cale humide. Et j’avais peur de mourir à force de trajets interminables. Ainsi, il n’y avait pas de bête plus conciliante que moi au zoo de Londres. Je laissais les enfants monter sur mon dos, et je les promenais comme s’ils étaient des petits de la jungle. Les enfants des plus grandes familles sont venus sur mon dos, des princes et des héritiers. Je suis resté seize ans au zoo de Londres, j’y ai grandi, et je suis devenu un mastodonte de quatre mètres de haut ! C’était une époque pas désagréable. Mais un Américain, du nom de Phineas Taylor Barnum, un grand directeur de cirque, entendit parler de moi et décida de me mettre le grappin dessus. Et les caprices de cet homme puissant sont toujours accordés. Personne ne peut rien lui refuser. Pour dix mille dollars, mon sort fut décidé. Quand je suis arrivé à New York, j’ai beaucoup pleuré dans ma cage. Parce que, vous l’ignorez peut-être, les éléphants pleurent. Tom-Tom a frotté sa trompe contre la mienne, comme on le fait pour se consoler, quand l’un des nôtres meurt.

 

Je me suis fait des amis au cirque de New York. Élizabeth, la trapéziste, s’amuse à me déguiser devant le miroir, et elle sait que je ris intérieurement. Elle me dit que je suis le seul spécimen de la savane qui peut se reconnaître dans un miroir. Elle m’éduque et elle m’instruit. Elle est toujours douce et bienveillante. J’ai beaucoup d’admiration pour Elizabeth, elle met chaque jour sa vie en péril en voltigeant. Elle travaille sans filet pour impressionner les spectateurs. Mon dompteur n’a pas sa patience et son courage. Son seul travail est de m’enseigner des chorégraphies idiotes à coup de fouets et de cacahuètes. Tom-tom est plus docile que moi, mais il parait que les éléphants d’Asie sont plus faciles à dompter que ceux d’Afrique. Je me demande bien pourquoi. Avant notre numéro, il y a celui du fakir, ce fou qui avale des sabres et qui crache du feu. Quelle étrange idée ! J’avoue que je suis bien heureux de ne pas avoir à en passer par là. Mais le soir, les gens du cirque se retrouvent dehors autour d’un feu pour se raconter des histoires, et je les envie de ne pas être enfermé dans une cage. Heureusement, Tom-Tom n’est jamais loin. Et son regard amical m’aide à trouver le sommeil.

 

Alan Alfredo Geday

 

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