Je m’appelle Joyce, comme la joie. Mes parents ont tant voulu avoir un enfant, ils ont tant essayé, que le jour où je suis née, ils me prénommèrent Joyce, comme la joie. Je suis née et j’ai grandi à Washington. J’ai toujours aimé la cuisine. C’est un grand mystère pour moi que de manier les ustensiles, de faire mariner les ingrédients, et de mélanger les épices. Je pense avoir pris goût à la cuisine en observant ma grand-mère cuisiner des soupes de maïs, des gratins dauphinois et même notre dinde de Thanksgiving. Ma grand-mère disait toujours qu’elle cuisinait la meilleure dinde du tout Washington. La sauce à la canneberge accompagnée de marrons farcis est ma préférée. On a toujours célébré Thanksgiving en famille. Mon père qui travaille en tant que conducteur de camion agricole, ma mère qui est sténodactylographe au service du gouvernement. Et ma grand-mère, enfin, qui a vécu dans les plantations du Sud avec son défunt mari. Ma grand-mère, elle en a vu des choses. Elle a entendu la proclamation d’émancipation d’Abraham Lincoln pour les noirs américains, elle a chanté le chant des esclaves du Sud, elle a émigré vers le Nord. Ma grand-mère a vu beaucoup de choses. Encore aujourd’hui, elle me raconte que son mari était bien traité par son maître et qu’il a reçu sa paye finale pour avoir servi dans les champs de plantations plus de vingt ans. N’est-elle pas joyeuse comme histoire ? La cuisine de ma grand-mère, c’est ma passion.
Quand j’ai eu vingt et un ans, il était temps pour moi de quitter le foyer familial pour gagner ma vie. Ici, en Amérique, tout est possible, même l’impossible. Quand je dis l’impossible c’est se faire employer en tant que noire dans un restaurant chic de la capitale. Avant ça, j’ai travaillé dans un dinner mais j’étais traitée comme une bonniche. Je passais la serpillère, je nettoyais les tables, et je récurais les toilettes. Certains clients refusaient de s’asseoir pour manger un burger ou un hot-dog en ma présence. Mais je suis Joyce, je suis la joie. Il en a fallu du temps avant que je trouve un vrai travail de serveuse dans un restaurant. J’ai frappé à toutes les portes et enseignes. « On n’embauche pas des gens de couleurs ici ! Désolé Madame ! » me disait-on. Malheureusement, dans ce pays, les Noirs n’ont pas la même place que les Blancs. Mais Monsieur Cliff, mon patron, n’est pas comme les autres, il ne juge que sur le travail et pas sur l’apparence. Même si j’ai bien intérêt à porter mon uniforme blanc et à le garder immaculé. Monsieur Cliff m’a donné ma chance et il ne l’a pas regretté. Je lui ai raconté ma passion pour la cuisine, et je lui ai même révélé la recette de Thanksgiving de ma grand-mère. Depuis deux ans que je travaille ici, j’ai beaucoup appris : plier les nappes, lustrer les verres à vin, dresser le couvert et surtout servir mes clients avec le sourire. Je me présente toujours ainsi : « Bonjour, je m’appelle Joyce comme la joie, et je serai votre serveuse aujourd’hui ». Mais certains clients refusent de se faire servir par une « négresse » comme ils disent, et choisissent une serveuse blanche. Monsieur Cliff n’intervient pas, mais je sais qu’il désapprouve. Parfois, quand j’ai le cœur lourd, il me laisse goûter au plat du jour. C’est une aubaine car je ne pourrais jamais me permettre un sirloin steak pour huit dollars ou un poisson bar pour douze dollars. C’est beaucoup trop cher pour moi. Je ne suis qu’une serveuse joyeuse.
Madame Lane est ma cliente préférée. Elle vient tous les dimanches dans ce restaurant avec sa fille Grace. Elle a toujours un sourire à m’accorder. Elle me dit : « Joyce comme la joie ! » Madame Lane est la femme d’un homme d’affaire très riche. Il ne vient jamais au restaurant avec elle, mais elle n’a pas l’air de s’en attrister, sa fille est de bonne compagnie. Cette dernière est si bien élevée, jamais de coudes sur la table, jamais trop de sel dans son plat, et toujours des « bonjour Joyce », « merci Joyce » et « s’il vous plait Joyce ». Madame Lane m’a donné un pourboire de vingt dollars dimanche dernier, mais j’ai dû remettre soixante pourcents à Monsieur Cliff. Telles sont les règles de la maison.
Mais je garde toujours la joie, car c’est mon nom.
Alan Alfredo Geday
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