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Journal intime d’Aleksander Spielman, 1948


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21 juin 1940

Pétain est président. Paris est occupé. L’appel du général de Gaulle changera-t-il quelque chose ? Andrei et son réseau sont de plus en plus actifs. Ils ont placardé des affiches de l’appel du général sur l’hôtel de Chimay place Vendôme. La résistance saura-t-elle prendre de l’ampleur et renverser l’occupant ? Les Boches sont partout et le drapeau nazi a flotté au-dessus de l’Arc de triomphe. Quel symbole ! La dignité française est souillée, rien ne peut plus être beau. J’ai vécu ce soir l’expérience la plus humiliante de ma vie. Je devais jouer, je n’avais pas le choix. Quand le concert s’est achevé et que je me suis levé face à la salle, j’ai fait ma révérence devant une centaine d’officiers allemands. Ils avaient envahi l’Opéra. J’étais face à l’ennemi. Pendant trois heures, j’avais joué sans lever les yeux de ma partition, j’étais sorti de moi-même. Je ne pouvais pas être là, comme un pantin j’ai obéi sans réfléchir. Mais j’ai vu au milieu des applaudissements le visage effrayé de Sebastian, de ma tante, de ma mère, de mon père et de toute ma communauté, des visages pourfendus par le bruit des mains criminelles qui me récompensaient. J’ai tué Kazimierz, j’ai tué la synagogue, j’ai tué mon enfance et je n’arrive pas à pleurer. Que ne suis-je pas en colère au moins ! J’attends mon ami Andrei, il peut m’aider à fuir cet enfer. Je ne peux pas trahir mon honneur à ce point et on ne tardera pas à me dénoncer. L’histoire recommence, la musique n’est pas un refuge quand on est juif, il faut la mériter, la quémander, quitte à la détester parfois. Quand j’ai été banni du conservatoire de Varsovie, j’ai cru naïvement que ce sentiment de rancœur et d’injustice ne me reviendrait plus jamais. Il fallait bien le croire, je n’aurais pas eu la force de continuer sans cela.

 

24 juin 1940

Andrei m’avait obtenu un rendez-vous à l’imprimerie Paul Dupont dans la rue de la Victoire. Je devais me procurer de faux papiers pour fuir vers le sud. Je me présentai donc aujourd’hui à l’imprimerie. Je fus étonné de découvrir une enseigne flambant neuve. Je m’attendais naïvement à une couverture moins sophistiquée. Deux machines tournaient à plein régime sous l’œil d’un petit homme en costume gris. Il se retourna vers moi et me dévisagea en caressant sa moustache. Il n’avait pas la tête de l’emploi, il ne respirait pas le courage et la rébellion, on lui aurait donné le bon Dieu sans confession. C’était un Français, et même un Parisien des plus banals. Étais-je au bon endroit ? Le petit homme évinça mes doutes en s’adressant à moi comme prévu : « Attendez-vous les faire-part ? ». J’acquiesçai et il insista. « Je viens les chercher pour ma tante », devais-je répondre. Il sourit de mon inconfort et me fit signe de le suivre dans l’arrière-boutique. Je découvris un ingénieux système : il appuya sur la boiserie de la bibliothèque qui révéla une porte secrète. Nous entrâmes dans un cagibi et descendîmes un escalier qui me sembla interminable. L’odeur des égouts remontait, de plus en plus piquante au fur et à mesure que la faible lumière de la cache apparaissait. On entendait les grésillements d’une radio et quelques mots en anglais me firent penser que le réseau communiquait avec Londres et le Général. Deux hommes écoutaient la radio en prenant des notes. Je regardai autour de moi. Une grande carte de Paris punaisée sur le mur indiquait les lieux de cache et les itinéraires sécurisés. Quelques photographies commentées apparaissaient çà et là sur le plan. Une presse, un bureau, un poste de radio, du papier épais et de l’encre noire, c’était tout ce qu’il y avait dans ce réduit puant. Le petit moustachu remonta rapidement dans l’imprimerie, et les deux hommes se mirent au travail sans un mot. Je pus repartir deux heures plus tard avec une fausse carte d’identité. Je m’appelle désormais Bernard Pichet et je suis né à Boulogne le 28 mai 1914.

 

27 juin 1940

J’ai une répétition ce soir. Je dois y aller pour ne pas éveiller les soupçons. Dans une semaine, je serai à Marseille. Andrei m’a trouvé un contact qui pourra me loger quelques jours. Je n’arrive plus à trouver le sommeil, je joue toute la nuit durant, c’est la seule chose qui peut calmer les nerfs, s’entraîner sans relâche.

 

29 juin 1940

J’ai ouvert ma Torah. Elle est restée chère à mon cœur. Je la lis ou plutôt je l’écoute, j’entends encore la voix rugueuse et monotone du rabbin de Kazimierz. Je vois maman à côté de moi, je vois mon petit frère… que sont-ils devenus ? La Torah m’enveloppe de ses mots rassurants, la loi est douce dans ce temps de chaos. Le futur éclaire le passé, le temps n’existe pas dans la Torah, et je suis transporté dans toutes les époques de ma vie en m’imprégnant de son enseignement. Je me répète « Celui qui frappe un homme et le fait mourir sera puni de mort », et cela m’apaise.

 

1 juillet 1940

L’horloge de la gare de Lyon était à l’heure allemande et les officiers nazis avaient envahi le parvis. J’ai marché devant eux, le regard fixé sur les aiguilles pour garder la tête haute et l’esprit occupé. Il me fallait ensuite passer le contrôle de sécurité gardé par deux sentinelles armées et leurs chiens. Les bêtes m’effrayaient, j’avais la peur irrationnelle qu’elles puissent me trahir. Les chiens savaient-ils sentir le juif ? Je me suis mis docilement dans la file et posai ma valise sur les pavés. Je ne pouvais plus rebrousser chemin. Mon sort se jouait. J’écoutais du Wagner, la musique résonnait ardemment contre mes tempes pour m’encourager. J’avais l’impression d’être un général en guerre. Mais la voix autoritaire de la sentinelle me sortit de mes rêveries. Je n’étais qu’une proie impuissante. Il m’ordonna de sortir ma carte d’identité et je lui cédai mes faux papiers d’une main assurée. Son collègue m’arracha ma valise des mains et la vida par terre. J’avais pris soin de laisser ma Torah chez Andrei et il ne trouva rien de suspect. Mes partitions s’envolèrent en un coup de vent. Je ne réagis pas, mon travail n’avait plus d’importance. Le premier observait scrupuleusement les papiers, il devait sentir ma peur. Il me dévisagea pendant de longues secondes. Je rassemblai toutes mes forces pour lui esquisser un sourire. J’avais peine à me tenir debout. « Bernard Pichet, Es ist gut », conclut-il en me rendant ma carte. Je ramassai mes vêtements. Malgré l’humiliation, je ne m’étais jamais senti aussi libre. Me voilà au bord de la Méditerranée, assis à un café du port, j’attends l’ami d’Andrei.

 

3 décembre 1940

Le sommeil est mon pire ennemi. Je dors d’une oreille, hanté par la peur que l’on débarque chez moi en pleine nuit, comme il se fait sous le régime de Vichy. Les voisins se dénoncent, et ils viennent piller les appartements sans aucun scrupule. On essaye de tirer profit de la situation, c’est le régime des opportunistes. Les coupables sont bien plus coupables de faire envie que de quoi que ce soit d’autre. Mais je suis bien Bernard Pichet. Je me le répète silencieusement toute la nuit. C’est devenu une prière morne et traîtresse. Je suis Bernard Pichet, et on ne peut rien lui reprocher à cet homme toujours poli et souriant, cet homme discret mais comme il faut. Je me sens lâche, beaucoup de juifs ont été dénoncés et déportés. J’ai peine à jouer le jeu sans me dégoûter. Aujourd’hui, c’est donc à contrecœur que j’ai assisté au défilé du maréchal Pétain sur la Canebière. Je devais donner le change, Bernard Pichet est un bon Français patriote et catholique qui honore le héros de la Grande Guerre. Comment décrire le spectacle d’aujourd’hui ? Tout Marseille était en liesse. Des milliers de banderoles à la gloire du maréchal Pétain flottaient dans les rues. On acclamait ce héros qui avait sauvé la France de l’invasion allemande. Pétain galvanisait la foule de quelques gestes de la main. Son sourire bonhomme et son allure martiale fascinaient ce peuple soumis. Accueilli par les Arlésiennes, Pétain passa les troupes en revue. Un défilé militaire occupa quelques heures le quai des Belges. On admirait ces fiers patriotes dans leur beau costume ; les enfants sur les épaules jetaient des fleurs aux soldats. Cette réjouissance m’affligea plus que je ne l’aurais imaginé. Je me sens seul ce soir, de cette solitude des marginaux lucides et secrètement détestés.

 

8 juillet 1942

Avant la guerre, j’étais très discipliné quant aux cigarettes. Je n’en fumais que trois par jour. Une le matin, une le midi et une le soir. Chacune ponctuait alors une partie de la journée. C’était mon rituel, et je m’y tenais. Mais maintenant je fume compulsivement dès qu’un paquet me tombe entre les mains. Je ne fais aucune réserve, je consume mon stock le plus vite possible. J’ai épuisé un paquet entier ce matin entre huit heures et dix heures. Assis à la terrasse d’un café du port, j’ai accompli ce plaisir coupable avec un verre de pastis. J’ai reçu aujourd’hui une ration bien intéressante, en plus de ce paquet déjà terminé, puisque l’on m’a donné cinq œufs et un peu de lait. J’ai pu me procurer du thym et de la ciboulette aussi. Cela fait longtemps que je n’ai pas mangé une omelette. Je vais me délecter de chaque bouchée comme si c’était la dernière.

 

14 juillet 1942

Je ne suis pas seul. La France résiste à l’Occupation. C’est ce que m’a montré la journée d’aujourd’hui. J’avais ouï dire qu’il se tramait quelque chose et que la radio de Londres avait donné des consignes aux résistants. La curiosité m’a donc poussé hors de chez moi. Les rues étaient populeuses en ce jour férié, mais l’ambiance était morose. Cela faisait peine à voir. Je me souvenais des 14 juillet à Paris avant la guerre, des gens qui dansaient sur les bords de Seine, des enfants qui couraient joyeusement dans les rues… Mais maintenant, comment fêter la République quand la moitié de la France est occupée ? Je me promenais ainsi avec nostalgie sur le quai des Belges quand je sentis quelque chose se profiler. Tout à coup, je vis une dizaine d’hommes s’empresser vers la Canebière. D’autres les rejoignirent, et la marche grossit rapidement. Je les suivis en gardant mes distances. Ils se regroupèrent devant le Grand Café Glacier, à côté du siège du Parti populaire français où les collabos montaient la garde. La foule était très dense et les forces de l’ordre peinaient à contenir le tumulte. Elles étaient dépassées par cette agitation soudaine. Les manifestants emboutirent la porte du parti populaire, et les deux camps s’affrontèrent. J’assistais à une tragédie grecque. Le chaos s’acheva par deux coups de feu. Deux manifestants trouvèrent la mort, et la foule se dissipa. Je suis rentré chez moi, sonné et bouleversé. J’aurais aimé jeter des pierres sur les bureaux du Parti populaire français. J’aurais aimé hurler ma haine contre l’Occupation. Mais j’ai eu peur que l’on me découvre ou que l’on me dénonce.

 

5 septembre 1944

Mon appartement parisien est resté intact et j’ai retrouvé mon cher ami Andrei. Le métro tarde à reprendre son service. Le gaz est distribué avec parcimonie. Le marché noir persiste, et les journaux annoncent quotidiennement la liste des collaborateurs. Ce matin, je me fais une joie de brûler ma fausse carte d’identité. Le nom de Bernard Pichet se consume en fumée. Je reprends avec difficulté les séances de piano.

 

10 septembre 1944

« Paris outragé, mais Paris libéré ! », ce sont les mots du général de Gaulle lui-même. Mais la Libération apporte de nouveaux outrages qui sont du fait, cette fois, des Parisiens eux-mêmes. On punit les femmes, c’est une vengeance facile et hypocrite. Toute femme soupçonnée de relation avec un Allemand est tondue et humiliée sur la place publique. Mes concitoyens me répugnent. J’ai assisté hier à cet odieux spectacle de femmes tondues que l’on promenait dans la ville. On les huait, on leur crachait dessus, c’était de la colère basse et sale. Mais l’homme est ainsi fait qu’il doit trouver un bouc émissaire, si ce n’est un juif, ce sera une femme. Qu’est-ce que la trahison de l’amour quand certains ont mené des hommes, des femmes et des enfants vers la mort ?

 

Alan Alfredo Geday

 

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